30 décembre 2009

Ce qui perdure

Aujourd'hui, je suis retournée dans un quartier que j'ai habitée adolescente, puis beaucoup plus tard, ces dernières années. Il y a 15 ans, déjà, un petit trajet existait au coin d'une rue, inéluctablement retracé d'hiver en hiver par ceux qui choisissaient d'aller plus vite, ou de travers. Il est encore là. Cette fois-ci, cependant, c'est dans la lenteur que je l'ai emprunté, me souvenant de ce que j'avais été ces autres fois où je l'ai traversé, avide de plaire ou amoureuse déçue.
Alors j'ai pensé : peut-être le passage à la nouvelle année est-il, contre cette risible manie de la résolution, le moment tout indiqué pour rappeler à la vie ce qui s'est éteint en cours de route, et qui continue de faire ce que nous sommes ?
Quand je suis ensuite allée faire une course, mais très lente, dans le quartier où habitait mon compagnon de toujours alors que nous étions de jeunes amoureux, je me suis souvenue de la grisaille qui m'habitait quand je devais quitter sa maison où j'allais toujours, parce qu'il y avait là sa fougue, son rire, sa lumière contre ma tiédeur. J'ai laissé ce gris frôler mon après-midi de lumière, et il a éclairé autrement mon sourire d'amoureuse nouvelle, comme avant, avec lui, mais autrement.
Maintenant, j'écris en écoutant La Bataille de Marignan (ou La Guerre) de Janequin. Cela m'est difficile. Parce qu'elle va dans tous les sens, éclate et surprend, évidemment, mais surtout parce qu'il reste des traces en moi de celle qui se multipliait à la chanter, celle qui exultait à sentir sa voix la faire exister, dans l'espace, visible. Cette année j'essaierai, et souvent, de la faire réapparaître.
Bonne année et merci aux quelques lecteurs de cet espace mouvant, dont moi aussi je me demande souvent ce qu'il peut bien vouloir dire, il faut pas croire.

16 décembre 2009

Pause

Perdue dans les 160 copies que je dois corriger avant Noël, je ne m'occupe plus beaucoup de littérature même si, j'en viens presque à l'oublier, tous ces travaux portent bel et bien sur des livres. L'idéal s'éloigne pendant cette grise besogne, et je deviens cette prof-fonctionnaire qui s'occupe trop de critères d'évaluation, et pas assez de sensibilité.
Je me le permets pour un temps - l'automne n'a pas été de tout repos - mais je compte bien revenir pendant les vacances sur ces livres dont je viens de me gâter, Morrison, Volodine, Zweig, Nepveu et quelques autres.
D'ici là, je me vide pour pouvoir mieux me remplir de ce qui compte pour moi : les mots, mais chuchotés, juste au bord du silence auquel je dois maintenant laisser place.

08 décembre 2009

Encore novembre

Il y a les fatigues exaltantes, que Berlioz, ou Marilyn Manson, ou Venitian Snares accompagnent. Et il y a les autres, grises, petites, qui ne donnent rien de bon.
Les livres que je lis ne m'emportent plus depuis longtemps, les stylos se vident trop vite à force de corriger des bêtises, le fils d'un collègue ne verra pas plus son 8e Noël que ceux qui ne le suivront pas. Je suis trop intransigeante pour être comblée, trop intempestive pour être sereine, trop assoiffée pour être contentée.
C'est une petite journée. Heureusement, il y a Beethoven - le meilleur, de chambre - pour lui donner une teinte bleutée. Oui. Beethov sur la neige, ça donne un air solennel même aux plus banales des fatigues d'hiver.

26 novembre 2009

Objet : amoureuse

Être amoureux est sublime, vertigineux et exaltant. Il n'y a rien à en dire et c'est un drame : on ne voudrait parler que de ça.
Pendant qu'ils écrivaient, ce matin, j'observais mes étudiants trimer dur - Desbiens leur donne du fil à retordre; heureusement qu'il y a eu lui dans cette session pleine de livres sans vie pour me rappeler que tenter d'élucider une parole difficile devant autrui veut dire parler cette parole, devenir cet autre - et c'est à tous leurs petits objets que je me suis attardée. À ces bricoles qui, étalées devant eux, annoncent "étudiant au travail". Le sac, le crayon, le livre craint ou méprisé, le dictionnaire, la gomme à effacer ennuyée ou nerveuse qui tourne souvent sur elle-même sont autant d'indices d'un état, d'un temps de la vie qui se déploie et se pratique.
Et je me suis demandé quels seraient les indices de mon amour, quelles seraient ces traces visibles et synthétiques de la chaleur qui m'habite à chaque seconde et jette sur ma vie entière une lumière nouvelle. Il y en aurait peu. Un cahier, sûrement. Une paire de lunettes, amochée ou perdue. Une image de faux pique-nique : couverture, ciel, arbuste et bonnes bouteilles.
Il y a toujours quelques babioles pour donner à voir ce que l'on est. L'idée que ce baluchon ne soit ni très criard ni très lourd me plaît bien. Par-delà, on devinera "amoureuse exaltée" à mon sourire et à ma parole superflue qui refuse de garder sous silence une fébrilité toute simple reposant au fond sur bien peu de choses, parfois petites, souvent très grandes.

18 novembre 2009

La remplaçante enrage

Quand j'enseigne un livre, je veux déborder, exulter, m'échapper. Je ne veux surtout pas d'un livre qui se tient bien droit là où on l'attend, qui parle bêtement de la "société", raconte une histoire, concerne l'actualité; qui ne saigne et ne m'emporte jamais. Or dans le rôle de la remplaçante, je suis prise pour enseigner cette session-ci deux de ces livres qui ne me disent rien de bon, à supposer qu'ils disent quelque chose.
C'est d'un ennui! Mais bon. L'ennui, ça se sublime. C'est le mensonge qui me dérange. Cette mascarade que je devrais jouer - "portez bien attention à la finesse de l'écriture" (si écriture il y a, on se le demande), "voyez combien ce propos sous-entend une vision du monde engageante et difficile" (alors qu' à trop le regarder, ces livres oublient de le penser, le monde) - m'est absolument insupportable. Donc je ne la joue pas. Je le dis, que ces livres auraient bien pu ne jamais paraître et je me serais très bien portée merci, qu'ils sont aussi superflus que mal foutus. Et que je suis coincée pour essayer d'en tirer quelque chose qui compte, ce qui n'est pas une mince affaire.
Le vrai travail qu'il faudrait exiger des étudiants, ce serait d'aller chercher partout ce livre qui voudrait dire quelque chose pour eux. Et qu'ils me disent pourquoi c'était ce livre-là plutôt qu'un autre, pourquoi cette parole-là plutôt que la leur. Mais - quel dommage - on n'offre pas encore de cours sur les plaisirs de la bibliothèque, au collégial. Parce que ce matin, j'aurais souhaité être une boussole plutôt qu'une enseignante, pour dire franchement.

11 novembre 2009

Approches

Ce midi, sur le trottoir et sous le soleil, j'ai croisé une jeune femme en noir qui écoutait une musique sur laquelle elle avait choisi de beugler parce que parfois, chanter ne suffit pas.
Ensuite, j'ai donné un cours sur l'essai sans réussir à dire ce que je voulais, en approchant trop maladroitement le coeur de ce qu'il aurait fallu montrer : qui essaye ne doit pas réussir, mais risquer.
Plus tard, en sens inverse, c'est un vieil homme un peu hagard qui a croisé ma route. Ses yeux ne savaient pas par où regarder -- c'est qu'il y a trop à voir pour que choisir soit tentant -- et son pas préférait l'oblique à la ligne droite, mais il a pris la peine de me dire "bonsoir". En souriant.
Et j'ai trouvé ce que je pourrais me reprocher : pour une fois, trop occupée à voir passer cette parole que je savais imparfaite, j'ai oublié qu'à travers le livre, c'est dehors que je dois regarder. C'est du dehors dont je dois m'approcher. Toujours.

02 novembre 2009

Quelques erreurs, parmi d'autres

Plusieurs ébauches infructueuses, ces jours-ci. Des trucs pas mal çà et là, épars, mais rien qui emporte et exalte comme je le voudrais chaque fois. Mon erreur : tenter de faire de chaque petite chose une grande, avoir trop d'ambition pour être le "sujet objectif" qui seul pourrait dire quelque chose qui compte.
Toujours pareil. Ceux qui essaient de déborder du réel s'égarent. On les voit partout. Et ceux qui s'y cloisonnent ennuient. Il faudrait non seulement "trouver", mais tenir droit sur "l'équilibre impondérable entre les deux".
Je dois donc apprendre à me poser, bancale et silencieuse, et chercher partout les traces de ce presque qui se dirait en chuchotant. Mais sans en avoir l'air. Parce qu'il faut le débusquer sans se faire voir, au risque de le faire fuir vers quelqu'un qui ne le trahirait pas.
Quant à moi, je suis encore loin, hélas!, d'être aussi modeste.
(Image : Autoportrait 2, 1973, Francis Bacon)

19 octobre 2009

Un jeu difficile

Je travaille présentement sur la question de l'ironie en littérature. Lisant ses critiques comme ses défenseurs, je me rends compte plus que jamais que la pratique de la littérature est bel et bien un jeu.
Comme l'acteur qui "joue", le lecteur doit embrasser le texte qu'il souhaite interpréter - ne dit-on pas des comédiens qu'ils sont des interprètes ? - au point de faire apparaître son sous-texte, comme on dit au théâtre, de mettre au jour les enjeux invisibles qui motivent le discours qu'il reçoit. C'est une évidence. Mais il y a tout le reste aussi - le plaisir quasi mystique de l'éclair de compréhension, le mal ou les joies que nous, lecteurs, ressentons avec les personnages auxquels nous nous identifions, notre besoin viscéral du regard de l'autre pour confirmer que nous sommes sur la bonne voie, pour exister, presque, comme composante active du monde de la littérature, les petites mascarades polémiques qu'on joue en sachant bien que ça ne changera ni le monde ni nos vacances des Fêtes - qui rapproche le jeu littéraire du jeu dramatique.
Et comme pour ce dernier, il existe deux écoles de pensées chez les joueurs dont je suis. Il y a ceux qui pensent qu'il n'existe pas de valeur plus grande que l'incertitude, ceux qui pensent que, jouant d'ironie, révélant les mystères de l'expérience humaine, la littérature atteint ses plus hauts sommets. Ceux-là sont dans la distanciation. On ne joue pas en devenant le personnage : ce ne serait plus jouer, disent-ils. À l'opposé, il y a ceux qui, naïfs, croient - oui, "croient", parce qu'il y a là un pari - qu'il existe quelque chose comme un indicible objectif, un savoir positif qu'il est toujours possible de révéler à travers l'exercice de la littérature, mais qui exige de s'engager sans masque envers l'objet étudié. Ceux-là suivent la "méthode" stanislavskienne. Devinez quel est mon camp.
Il n'y a sans doute personne qui a raison, personne qui a tort : tout est affaire de moments. Allons-y pour le bon vieux coefficient d'efficacité, et voyons laquelle de ces postures réussit le mieux à faire parler un texte donné. Soit. Mais tout ce que je demande, c'est que, au contraire de l'interprète de musique qui doit travailler à ce que tout ait l'air facile, au contraire du comédien de qui l'on exige la transparence, le lecteur ait le droit de montrer, au sein même de son travail, combien ce jeu est exigeant, combien la lecture est un exercice périlleux qui engage celui qui le joue jusqu'à changer sa perception du monde et sa manière de l'habiter. Je ne veux pas savoir que X est un érudit brillant qui sait faire des mots d'esprit ; je veux voir, à travers sa lecture, comment il a été transformé par ce livre. À cette condition seulement le livre, et sa lecture, pourront me transformer aussi. À cette condition seulement la littérature voudra dire quelque chose pour moi. On voit bien là où a mené l'ironie comme posture d'autorité : la littérature n'existe pour ainsi dire plus sur la place publique. Ne serait-il pas temps d'essayer autre chose ?
"Lecture, expérience de moi-même", écrivait Peter Handke. Je veux bien jouer le jeu, mais je le jouerai sans masque. Et même si bien sûr le miroir est toujours un peu déformant, j'aurai au moins essayé de me regarder en face.

11 octobre 2009

Jamais ici

J'aurais voulu être ici, toujours, mais c'était impossible.
Dans ce passage grouillant de monde, c'était toi et moi que je revoyais, il y a bien longtemps, camarades pas si heureux mais camarades vraiment. Fredonnant cette mélodie sans l'avoir appelée, c'est ce souvenir lointain qui revenait : moi devant le miroir, enfant, chez ce drôle de père qui n'en était pas un, le regardant fredonner avant moi cet air de Bach qui veut encore dire le bonheur. Et partout, partout, les souvenirs qui prennent au ventre et chavirent : les larmes devant la mère, la peur devant l'amour, la peur devant l'amour.
Donc je n'aurai jamais été que là. Il y a des temps pour tout ; celui-ci aura servi à ça. Et à autre chose, sans doute.

08 octobre 2009

Une parole perdue, puis retrouvée.

Aujourd'hui, j'aurais voulu pouvoir dire à ceux qui ne savent pas qu'ils m'occupent et existent plus encore que les autres à mes yeux combien, parlant d'un livre, c'est à eux que je parle.
J'aurais voulu pouvoir dire à ce jeune homme encore mal dans son corps, ce jeune homme toujours seul qui longe les murs, ce jeune homme dont le silence me dit beaucoup surtout depuis que je l'ai lu, qu'il est là dans ma tête quand je parle de la distance au monde que la littérature essaie de penser. J'aurais voulu pouvoir dire à cette jeune mère jamais vraiment souriante mais jamais vraiment triste, toujours un peu absente et pourtant si assoiffée de réussite, que c'est son admirable coeur éparpillé qui est partout chez Ducharme, Godbout ou Saint-Denys Garneau. J'aurais voulu pouvoir parler non pas aux forts qui rigolent et pensent comprendre, mais aux autres, effacés, qui ne disent mot et comprennent.
Mais pour moi enseigner, et enseigner une oeuvre particulièrement, c'est accepter que le don que je fais ne soit pas reçu par tout le monde également. Et que même généreuse, je ne sois pas équitable.
La parole est un exercice d'humilité qui me rappelle sans cesse mon idéal : ce que je lance peut atterrir pas plus loin que sur le premier pupitre qui me fait face, mais il y a un risque que celui qui ne l'attendait pas, tout au fond de la classe, l'ait vu tomber. Et ça suffit à me donner la force de continuer.

28 septembre 2009

Danger, et fébrilité.

J'ai, je pense, trouvé mon hypothèse.
Mais ce n'est qu'une hypothèse. Un terrain glissant. Une piste dangereuse. Et je suis loin de savoir me protéger.
Le travail de la pensée est un travail risqué, qui demande autant d'inventivité que de rigueur. Il m'arrive de pouvoir user de l'une ou de l'autre. Mais des deux ?
J'apprendrai bien, mais non sans quelques menues blessures. Ou graves, allez savoir.

26 septembre 2009

Ce qui compte

Il y en a peu, il n'y en a qu'un, qui sache vraiment dire ce qui compte pour moi. Un seul. Mais s'il sait le dire, je sais aussi dire le reste. Je sais à peu près dire le bruit, la vague, la peur, les rires, le bleu, l'automne, le silence -, j'essaie, mais je n'y arrive qu'imparfaitement, - l'orange, la peur, les larmes, la solitude, le reste. Je sais dire tout ça, donc, mais je ne sais pas dire combien je ne sais pas dire ce que tu bouges en moi, qui m'appelle et me meut.
Je sais dire le murmure, je sais dire le désir.
Mais justement, peut-être que c'est ce que c'est, savoir dire le désir, savoir dire l'à peu-près : admettre ton sourire, et qu'il ne veuille rien me dire.
Je sais dire le murmure, je sais dire le désir.
Mais savoir qu'il ne m'est plus adressé, ça, non, je ne sais pas.
J'apprendrai.

18 septembre 2009

Journal du dehors

Ce matin, sous la pluie, je suis en dehors du temps. En dehors de ces souvenirs qui reviennent et font mal, en dehors des joies que je pressens, en dehors même de ce présent que je m'efforce de faire s'écouler lentement, mot à mot. Oui, je suis en dehors ce matin, à côté, juste là, mais à distance. C'est tout ce que j'ai trouvé pour ne pas m'abîmer.
Je voudrais un peu avoir des rêves fous - devenir chauffeuse d'autobus, avoir une idée géniale, changer le café pour un chocolat chaud - mais je ne rêve presque pas. Presque pas.
Non, aujourd'hui, je ne serai pas sublimée. Je ne pense pas, non.

14 septembre 2009

Une (douce) révolte

Je l'ai déjà dit : je ne suis pas une insoumise. Ni révoltée, ni subversive. Peut-être un peu contestataire, mais seulement dans ma cuisine.
Pourtant, la semaine dernière, j'ai osé un geste d'une grande portée, qui donnera, je l'espère, le ton au parcours nouveau que je commence cet automne. (Et que ce geste soit une absence n'enlève rien à son importance.) Oui, un geste d'un poids tel qu'il m'a donné la force de continuer de me battre, un geste si audacieux qu'il me fournit mon armure : je ne suis pas allée à ce 5 à 7 mielleux qu'on organisait pour la rentrée des non moins mielleuses "études supérieures". Et j'ai même expliqué pourquoi. Rien de moins.
J'y étais allée au début de la maîtrise. J'y étais allée une ou deux fois au bac. Je n'irai plus jamais. Les maux de ventre, l'angoisse, les nausées, les vertiges, la peur, la peur, partout la peur; non, je n'ai pas besoin de ça pour savoir que j'existe. Ou si, plutôt, mais ailleurs.
Il existe deux catégories de jeunes chercheurs. Les uns, carriéristes plus "académiciens", se rendent au bout du chemin dans les temps impartis, la sueur au front mais l'âme en paix, forts d'avoir non seulement cherché, mais trouvé quelque chose. Les autres, idéalistes sans être dilettantes, ont choisi un cheval de bataille qui les travaille encore longtemps après que le combat ait été livré, qui leur a coûté énergies vitales et force d'agir, et dont ils sentent bien qu'ils n'ont pas été jusqu'au bout, tellement il est grand, et eux, petits. Je suis de la deuxième catégorie. Et si j'en ai eu honte pendant un moment, je le revendique maintenant fièrement.
Alors tant pis pour les 5 à 7, les réunions, les bourses, les prix. Je ne me sens si vivante que dans une salle de classe, soit, mais je n'irai pas souiller toute cette lumière à coups de mondanités mortifères.
(Eh oui, parfois, il m'arrive de devenir violente. Qu'on se le tienne pour dit !)

13 septembre 2009

Une brèche dans le temps

Avec la rupture est venu le déménagement, et avec lui, une nouvelle manière de voir ma ville. De nouveaux itinéraires, aussi, dont celui qui me mène à l'université, que j'apprivoise peu à peu.
En chemin, dans l'autobus, je passe chaque fois tout à côté de la maison que j'ai habitée enfant, une maison que je trouvais si belle et dont j'étais si fière qu'elle reste pour moi l'image de ce que doit être un chez soi, aussi modeste et commun soit-il. Et comme cette maison fait directement face à l'école primaire où j'ai fait maternelle et première année, période sombre et dure de ma vie qui me semble encore n'avoir tourné qu'autour de trois pôles : maladie, colère et peine, je passe aussi tout à côté de mon ancienne école. De ma première école.
Or cette école n'est plus mon école : on lui a changé son nom. Depuis que je le sais, je ne suis plus sûre de rien. Et je me sens un peu trahie. Pourtant, je suis de ces lecteurs qui, débordés par l'instant de la lecture, oublient presque tout d'un livre une fois qu'il est lu. Je suis aussi de ceux qui ont réussi à oublier une partie de leur vie. Volontairement. Et pendant qu'elle avait lieu. Par mesure de sécurité. Je ne me serais donc pas crue si attachée à ce nom, bizarre et grouillant d'ailleurs, de "Sainte-Gemma Galgani". Je ne me serais pas crue si faible que ma mémoire même viendrait à être ébranlée par la disparition de ce nom.
C'est qu'il y avait dans sa dureté quelque chose comme un écho à ce que j'y avais été. Il y avait dans sa tournure vieillotte un ancrage dans un vrai passé, qui aurait existé en dehors de moi et qui venait confirmer mon existence. Que je ne trouve plus rien de tout ça dans le nouveau nom moderne et chantant qu'on lui a trouvé n'est pas seulement un affront à mon passé, mais à mon présent et à mon avenir : il faudra maintenant que je m'invente une nouvelle mémoire, et Dieu seul sait ce qu'elle pourra faire de moi dans 10 ans...

31 août 2009

Dès l'aube

Il y a eu très tôt lumière de la parole, un jour au coeur du souffle qui ne circulait pas. Les mots, ces roses, ont très tôt dit ce qu'il fallait : caresses, presques et morceaux de choses.
Mais si on a été sauvé, mené, on n'a pas su y rester : il y a aussi le désordre aux alentours.

27 août 2009

La forme du désir

Petite, comme tout le monde, je rêvais que je volais. Souvent. Mais contrairement à bien des gens, pour moi, c'était un cauchemar.
Je jouais avec beaucoup d'amis à un sport quelconque dans un parc. Deux incongruités, déjà : beaucoup d'amis alors que je n'en avais aucun, la pratique d'un sport alors que mon petit corps malade ne m'a jamais permis de le faire. À un moment, nous nous mettions tous à voltiger gaiement, à une hauteur encore bien raisonnable, sautant et riant. Mais immanquablement, je finissais par ne plus pouvoir redescendre. J'étais prisonnière de mon envol, et ne cessais de monter, monter, jusqu'à être si haute que plus personne ne me voyait, plus personne ne m'accordait d'importance ; je m'étais volatilisée. J'essayais de toutes mes forces de retrouver le même monde que les autres, de revenir parmi eux, mais peine perdue, c'était dans une angoisse atroce que je finissais par appliquer ce truc que j'avais trouvé pour sortir de mes mauvais rêves : mon personnage fermait les yeux très fort, très longtemps, et je finissais par me réveiller pour de bon, ouvrant les yeux d'un coup sec.
J'ai bien vite compris que ce rêve était à l'image de mon étrangeté au monde. Étrangère aux autres, même en voulant à tout prix être comme eux. Étrangère à moi-même, à ce corps qui ne m'a jamais obéi. Étrangère au monde, ne pouvant pas être incluse dans les lois toutes simples qu'il s'est donné pour fonctionner. Étrangère, et envolée.
Mais ça m'a pris tout ce temps avant de comprendre pourquoi c'était un cauchemar. Maintenant je le sais. Pourquoi, je veux dire. C'est parce qu'il avait la forme du désir.

13 août 2009

Le souffle et l'institution

Ici et ici, une blogueuse que j'aime bien y va de commentaires bien sentis sur les rapports entre l'institution et le travail en littérature. Sans cautionner l'ensemble de ses propos, je ne peux qu'être de son avis sur la distance que, trop souvent, les études littéraires - non, non pas les études littéraires ; ceux qui les encadrent - nous forcent à prendre sur le monde.
Je voudrais que mes lectures soient prises en compte comme telles par ceux qui surveillent mes recherches embryonnaires. Je voudrais qu'on m'accorde le temps de les gérer, de les assimiler, de les laisser incuber avant que j'aie à en tirer un apprentissage que je saurais nommer, discerner. Je voudrais, à la manière d'un Yvon Rivard, pouvoir leur dire : "Attendez, la littérature, ce ne serait pas simplement quelque chose comme lire, écrire, penser ?"
Mais l'institution n'est pas le lieu d'une telle patience, d'une telle naïveté. Cette rentrée bourrée d'échéances me le rappelle déjà. Et puisque j'ai besoin de l'institution pour savoir que j'existe en littérature - ça, je l'ai compris bien tôt - je me rue, comme elle l'exige, vers ce qui ressemble à un discours creux, taillé sur mesure pour ces chercheurs qui cherchent surtout, malgré une bonne volonté que je devine, à vérifier que mes travaux soient bel et bien "profitables". Ou "porteurs", comme on dit pour faire chic.
Je voudrais pourtant tellement plus que faire chic : je voudrais dire quelque chose qui compte. Mais ça demande du temps que notre monde ne m'autorise pas. Je devrai faire sans, et courir après 1) mon fric, 2) mon temps, 3) mon idéal. Voilà qui, je le crains, sera très épuisant pour l'asthmatique que je suis. J'avais sous-estimé combien mon Ventolin pouvait m'être utile pour la pratique de la littérature.
Comme quoi ce n'est pas parce qu'on travaille dans le monde des idées qu'on ne travaille pas dans le monde tout court. Indeed.

06 août 2009

Dans le romantique.

Aujourd'hui, mon désir n'a qu'un objet; aujourd'hui, je suis dans le romantique.
Je suis un peu personnage, avec ce corps que je gratte au sang faute de pouvoir crier tout ce que j'aurais à dire, avec cet ennui et ces recherches partout de ce qui pourrait faire changer la voie difficile que prend ma vie. Mais j'aimerais aussi être auteur, revenir en arrière pour réécrire correctement ce qui devait être dit, et me permettre une prolepse toute bête pour vivre ce qui ne sera pas vécu.
Aujourd'hui, j'aurais voulu être dans un livre si grand que j'en aurais oublié un réel qui n'a pas lieu, qui n'a jamais lieu comme on le voudrait.

04 août 2009

La voix de l'autre, pour la pensée

Dernièrement, j'ai eu l'immense privilège d'ouvrir les carnets d'un autre. D'un autre qui m'est cher, plus que cher, et qui me laisse avoir quelques prises, comme ça, sans que je l'aie vraiment demandé, sur ce qu'il est. Or si j'ai choisi de travailler sur le carnet pour ce doctorat encore très flou qui tarde à se dessiner, c'est beaucoup parce qu'il est la forme concrète de ce qu'est pour moi la littérature : une parole autre qui me dit intimement.
Bien sûr, ouvrir son propre cahier, c'est déjà un peu se faire autre. Relire son propre carnet, bien plus que relire ses travaux de recherche, bien plus que relire sa création, c'est se voir autre dans un passé qui se donne pour encore vrai à travers l'écriture. C'est se trouver étranger dans un temps qui ne nous appartenait déjà pas mais qu'on a tout de même, naïvement sans doute, chercher à saisir. Ouvrir son propre carnet, c'est, on le sait, accepter que le langage nous ait trahi, ou révélé, bien plus qu'on l'aurait voulu.
Mais relire le cahier de l'autre, c'est littéralement ouvrir son temps, ouvrir ce qu'il a été avant nous, chercher partout notre trace, alors même qu'on sait qu'on n'y était pas encore, se chercher partout à travers une parole qu'on reconnaît - c'est la sienne, après tout - mais qui agrandit du même souffle le mystère qu'est cet autre qui nous fait face.
Évidemment, on s'y retrouve parce qu'on y travaille, on s'y lit parce qu'on le veut bien, parce qu'on le veut trop; cette lecture de l'autre n'est pas une lecture ouverte, mais dirigée. Tant pis. Je ne crois tout de même pas pouvoir penser de plus grand don que ce don d'un passé, de naufrages, d'intuitions parfois naïves, parfois brûlantes qui appartiennent à un monde qu'on peut, le recevant, faire plus ou moins licitement sien.
C'est peut-être l'impulsion qu'il me fallait pour me remettre au travail. Ouvrir ce cahier m'aura rappelé qu'il existe quelque chose comme une parole de la vie, dans la vie. Ouvrir ce cahier m'aura rappelé que c'est toujours à travers l'autre que je retrouve cette vérité fragile qui me meut et que j'oublie trop bêtement : il existe une conscience commune, diverse et heureusement, d'un sentiment de la vie qu'il faut sans cesse multiplier.
Maintenant, il ne me reste plus qu'à la penser. Encore.

22 juillet 2009

La résistance

Aujourd'hui, je voudrais parler une langue qui mord. Une langue qui détruit tout sur son passage, qui s'emballe et emporte et rugit.
J'ai déjà parlé cette langue. Je la parle encore, parfois, dans la facilité, sauf qu'aujourd'hui je ne la voudrais pas facile : je voudrais qu'elle dise une chose importante, une chose grande qui me dépasse, qui rit fort et m'exalte.
Mais je ne sais pas bien cette parole qui arrache, à la Mistral des grands moments, à la Céline, encore lui, cette parole qui ébranle et qui, même tonitruante, sait dire les choses qui comptent.
Je travaille à trouver cette langue dans le monde, et je l'y vois partout, mais je ne sais pas la faire mienne. C'est que pour une fois, même si, histrion, elle s'y trimballe partout, c'est aussi le monde qui m'empêche de la parler.
Mais je résiste. Au lieu de me taire, je choisis de dire que je ne peux pas le dire.
Oui, c'est un peu bête. Mais ça vaut mieux que la lâcheté.

13 juillet 2009

T'écrire

Écrire à l'autre est un risque . Énorme. "La lettre est un risque. L'écriture ne l'est pas toujours."*

Écrire de soi à soi ne veut pas dire avoir peur du silence de l'autre, peur de ne pas entendre de réponse, de ne pas être pris, compris.

La lettre ne veut dire rien d'autre que la volonté d'être reçu, que la volonté de trouver un écho, concret. L'abandon dans la correspondance est un abandon du temps, d'abord - celui que je passe à t'écrire, celui que tu prendras pour me lire -, du corps, ensuite, de la tête, enfin. Mais à la fin. Et d'ailleurs l'écriture qui ne concerne que la tête ne m'intéresse pas. Ne m'a jamais intéressée.

À travers la correspondance, celle du coeur que je tiens maintenant, celle de la tête et du coeur que j'ai eu le privilège de tenir un jour, je me sais vivante. Je me sais quelque part entre moi et l'autre, en mouvement, offerte.

Oui. La lettre fait de l'écriture une chose qui vit. Même quand elle reste lettre morte.

* Martine Delvaux et Catherine Mavrikakis, Ventriloquies, Montréal, Leméac, "L'ici l'ailleurs", 2003, p. 60.

10 juillet 2009

Entre deux souffles, haletante.

Juste au pas de la porte, dehors, le désir. Sur le coin du bureau, entre ce Fernand Ouellette aérien et un Derrida un peu dur, le désir. Devant la glace qui reflète mon visage de douleur, le désir.

Partout "ce désir, toujours", partout cet inachèvement, ce vide, cette béance. Et sur la fracture, bancale, moi, inassouvie.

Derrière le désir, le mal. Profond. Et ses traces aux alentours.

Et la vie.

27 juin 2009

Dans l'ombre, une lumière

Ma naïveté repose sur une douleur ; la naïveté repose sur une douleur. Il y a partout la noirceur, en amont, en aval et à plein, et heureusement. Si "nous exigeons la lumière", c'est en tant qu' "obscurité qui fait signe de lumière, un éclairage de l'intelligence, une vision, consciente ou non, qui donne leur vie aux choses."* Parlant de livres et d'art, c'est de nous qu'il parle, le poète, de nous qui nous tenons, en déséquilibre, quelque part entre nos petites fuites et nos grands enthousiasmes. Nous ne sommes pas que de lumière. Mon idéal n'est pas que de lumière. Si je suis vivante, avec les choses autour, c'est de cette vie-là dont j'ai envie. Et heureusement, parce que sinon nous ne nous serions peut-être pas vus. *Journal, "À propos de Beaux arts", p. 133 chez BQ. Image : Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632.

21 juin 2009

En petits travaux

L'écriture est une chose grande qui me rappelle ma petitesse.
Pour écrire
ceci, j'ai relu Le bruit des choses vivantes, ce livre si fort qu'il ouvre l'espace que nous tremblons d'habiter encore longtemps après l'avoir ouvert. Pour écrire ceci ou ceci, c'est le quotidien - cette vie qui continue avec la littérature, et en dehors - et d'autres lectures-phares qui ont été les tremplins vers une parole qui pouvait dire quelque chose qui compte, vers une parole se tenant en équilibre, précaire mais fière, quelque part au milieu des contradictions qui fondent l'existence et tissent les liens entre la littérature et la vie. Pour écrire la seule chose que j'aie écrite, au fond, mon mémoire de maîtrise, c'est la poésie d'Hélène Dorion, et la pensée de Peter Handke, qui, même dans les moments où l'écriture devenait un petit travail, une discipline bête qui me prenait à calculer mes "quarts" et mon nombre de pages par jour, me rappelaient la grandeur de quelques mots - le moins de mots possible, presque toujours - et me redonnaient la naïve ambition d'aspirer toujours à plus.
Quand j'écris avec de telles lumières dans ma perspective, quand, les bons jours, c'est mon corps aussi qui écrit, frénétique et emporté par ce qu'il sent de précieux qui s'énonce sous ses yeux, alors, oui, je sens que j'y arrive presque : je fais entrer la littérature dans la vie. Dans la mienne, dans celle qui se trame subrepticement partout autour. Parce qu'écrire, dans ces rares moments, contamine le reste. Exultante en littérature, j'exulte aussi dans le métro, au café, en classe, dans tous ces ailleurs qui acquièrent alors un souffle nouveau. Et c'est un cycle, puisque, on l'aura deviné, c'est aussi ce monde qui fait de la littérature une chose si exaltante.
Mais ces jours-là sont rares. Très rares. Autrement, comme maintenant, je ne sais pas bien sur quoi partir, j'ai beau me lancer, j'achoppe toujours à un point ou à un autre, de non-retour je ne dirais pas puisque j'y reviens malgré moi, mais névralgique, en tout cas, qui enlève à la parole ce qu'il peut y avoir de vital en elle.
Mais le plus grave ce n'est pas ça; nous connaissons tous les aléas de la vie de créateur. Non. Le plus grave, c'est que, les mauvais jours, c'est moi aussi qui perd de mes forces vitales déjà fragiles, ce sont tous ces ailleurs qui deviennent gris, fuyants, petits, c'est le monde même qui, dans l'ombre de quelques lueurs littéraires, se tamise. Et en retour, les livres non plus ne vibrent plus de ce qui fait leur rareté. Je cherche, je cherche, je ne tombe pas sur celui qui - ça arrivera, je le sais, ça finit toujours par arriver - donnera au monde l'épaisseur qu'il lui faut pour que penser, lire et écrire soient nécessaires.
Après avoir écrit quelque chose qui vibre et insuffle au monde une énergie grisante, c'est encore pire. Je suis prisonnière de ma petite parole, de mes petites idées, des petits livres dont il me semble être entourée.
Ces jours-là, l'écriture n'a rien de plus élevant que de remplir des boîtes de biscuits à la chaîne. Elle laisse la même impression de vide, de grisaille.
Elle fournit juste un petit peu plus d'angoisse.
À peine.

13 juin 2009

Parce que j'aime ces choses

Tenez, parce que "la vie n'est pas un safari mais le rêve de cet amour-là", et parce que "la seule chose que nous désirons vraiment, c'est que quelqu'un nous accompagne, que ce quelqu'un soit caché derrière une porte et nous regarde nous défendre, qu'il nous tienne la main pour aller chez le dentiste ou à la rencontre la plus déterminante de notre existence", je ne peux m'empêcher d'ajouter ces quelques beaux passages sur l'amour.
Surtout maintenant. 
"Car c'est maintenant qu'il faut être ensemble. 
Tout à fait ensemble."  
Mais même si c'est maintenant que je voudrais vivre ce rêve, même si "plus tard, nous entrerons peut-être dans un autre rêve et, alors, l'espace s'agrandira dans notre corps", même si comme toujours, "à la fin, nous en sortirons, mais rien ne sera jamais tranquille en dedans", j'aurai au moins goûté ce rêve : "être aimée comme il faut, c'est-à-dire renversée par le désir de l'autre."
Malgré tout, donc, j'ai fait un choix. 
Je l'avais déjà fait, mais ce livre de lumière me l'a mis sous les yeux :
"Je ne serai pas triste. Le temps qui passe ne mettra pas sa main sur un de mes yeux."
(Élise Turcotte, Le bruit des choses vivantes,  Montréal, Leméac, 1991, p. 71, 143, 224, 32, 184.)

12 juin 2009

Venir au monde

Je ne peux pas m'en empêcher. Je vois sur ce blogue d'un confrère étudiant, je crois, à la même école que moi, mais que je ne connais pas, cette question grandiose. J'aurais tellement aimé qu'on me la pose un jour que je m'arroge le droit d'y répondre.
À partir d'une oeuvre dont la lecture a représenté pour vous une belle expérience de littérature, répondre à la question : "Qu'est-ce, pour vous, que l'expérience de la littérature?"
C'est la seule question qui compte, au fond.
Et si on me l'avait posée, voici à peu près ce que j'aurais répondu.
**
Petite, toute petite, j'avais toujours beaucoup de peine pour les choses. Avec les choses.
Quand ma mère déposait deux biscuits devant moi, j'avais toujours trop de peine pour celui qui allait rester seul, à attendre, pour les manger un après l'autre. Alors je prenais une bouchée de chacun, égales, à tour de rôle. Et je leur expliquais pourquoi. C'était plus juste.
Quand les invités ont ridiculisé cette plante que j'avais faite, vous savez, ces poteries qu'on n'a qu'à arroser pour qu'une plante en sorte - la mienne avait une forme de rhinocéros... assez irrégulière, je l'admets - à la fête de ma voisine d'en haut, ce n'est pas parce que je me sentais insultée, moi, que je suis retournée en bas, à me balancer toute seule en regardant à l'étage d'un air mauvais, mais parce qu'il me semblait totalement injuste de se moquer de cette poterie qui n'était responsable de rien, et surtout pas de son air bizarre. Mais il est vrai qu'enfant, comme Félix, je ne "jou(ais) pas bien".
Quand, à la maternelle, on a ri cruellement de cette peinture de gouache à la main que j'avais faite et qui représentait une maison en feu - le tout ressemblait à un magma rouge informe, il est vrai -, ce n'est pas tellement à ma peine d'être rejetée que je pensais, mais à celle de cette maison, tout inventée soit-elle, qui était si sévèrement jugée par les camarades alors qu'elle brûlait déjà, la pauvre, contre son gré : "les choses arrivent, elles font du bruit et, quelquefois, elles sont encore plus fortes que dans notre tête."
Les choses du monde, et le monde autour, me parlaient sans cesse. De leur douleur, de leur solitude, de ce qui les rendait vivantes. Enfant unique et solitaire, je n'étais jamais seule, avec ces désordres aux alentours qui me contaminaient de leur vibration étrange et enivrante. "Nous ne sommes pas seul(s). (...) Les objets tournent et volent pour nous. Avec eux, et avec notre coeur, nous bâtissons la mémoire." Je restais à l'écoute, alerte.
Quand, beaucoup plus tard, j'ai lu ce livre, cet immense livre, Le bruit des choses vivantes, d'Élise Turcotte, j'étais déjà en chemin vers la littérature. Je m'y étais engagée à cause du rythme qu'elle insérait en moi, à cause du monde qu'elle me donnait à voir, à cause de quelques grands noms, Dostoïevski, Sartre, Céline, qui avaient réussi à dire la peur qui me rongeait mieux que quoi que ce soit auparavant. Je m'y étais engagée sans m'y engager vraiment, en y trouvant parfois de quoi m'occuper l'esprit, parfois le coeur, mais sans y trouver de quoi m'accrocher vraiment, de quoi m'inscrire dans quelque chose de plus grand que moi. Tout ce que je savais, c'était que je voulais sortir de moi. Et que quelques livres me le permettaient, ponctuellement.
Mais ce bruit... Je ne l'avais jamais oublié, non, mais je n'avais jamais su le nommer. Je n'avais jamais su le raconter. Le retrouvant dans la parole de l'autre si exactement, si profondément, comme je le savais là, tout autour, depuis toujours, je me suis trouvée aussi, et j'ai compris : c'est parce que je me retrouve parfois si vivante dans la parole d'autrui qu'il existe quelque chose comme une humanité. J'ai dès lors pu cerner ce qui me semblait flou jusqu'alors : la littérature n'est pas un savoir, ni un art ; c'est une manière d'être au monde.
Une manière qui nous garde à l'affût, sensibles même au silence où toujours "un coeur bat et une voix souffle les événements qu'on ignore." Une manière qui donne au temps une image qui nous apparaît à travers la langue, à travers les mots qui ne disent pas assez bien cet instant de la lecture, moment d'éternité où "notre âme se révèle dans une petite phrase inouïe." Une manière qui nous laisse les yeux grands ouverts sur ce qui vibre, là, sur ce qui se meut même dans l'immobilité apparente d'un sens qui se donne pour figé, sur une humanité changeante, mouvante, dont il faut faire toute l'expérience pour pouvoir dire : "je vis".
J'ai vécu en ce livre, parce qu'en dehors de lui, "(j)e peux parler au téléphone et dire à quelqu'un bonjour, je suis là. Je peux dessiner un mélèze et même découvrir une ville qui n'est sur aucune carte géographique. Mais je ne peux pas montrer le fond de mon coeur". Parce qu'en dehors de lui, j'ai du mal à dire tout ce qui grouille en moi, toute la peur, la fragilité, les larmes qui font ce que je suis. Parce qu'en dehors de lui, "(j)e ferme les yeux, j'avale tout. Le présent, le ciel vide, la nuit qui explose", et je ne dis plus rien.
Proust avait donc dit vrai, lui. "La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature." Parce que l'autre vie, celle de tous les jours, celle où je t'aime et tu m'aimes et c'est impossible, celle où j'essaie de faire comprendre à de jeunes gens que travailler un texte c'est se travailler soi-même, celle qui passe trop vite et qu'on voudrait plus élevante, cette vie-là, la vraie vie, pour plusieurs, je ne la vis pas en dehors de ce que la littérature a fait de moi. Plus : je ne la vis comme je la vis que parce que la littérature a multiplié en moi le sentiment de la vie.
La première fois que j'ai lu ce livre-là, à un moment où j'ai été totalement dépassée, emportée par ce que qui se passait devant mes yeux et que je vivais tout aussi intensément, mon amoureux du moment, compagnon de toujours grâce auquel je suis devenue ce que je suis, mon ami le plus précieux, qui travaillait pourtant à sa musique juste à côté dans notre petit appartement, mon amoureux, donc, est venu me retrouver sur notre divan qui n'en était pas vraiment un. Il n'a rien eu à dire. Il m'a regardée lire, m'a prise par la main. Lui, dans son rythme fou, avait senti que juste là, il se brassait, à cause d'un livre qui ne payait pourtant pas de mine, des choses importantes.
Un jour, bien après, j'ai fait lire ce livre à une amie dont je savais qu'elle allait pouvoir le lire. Vraiment le lire. Et nous nous sommes comprises. L'amitié est une chose vivante elle aussi, qui se transforme et s'oublie, mais cette réunion-là, cette compréhension commune d'une parole qui dit ce qui nous dépasse, ne s'efface pas.
À partir de ce livre-là, j'ai compris qu'en dehors de lui, la littérature pouvait créer quelque chose comme une communauté. À partir de ce livre, j'en ai encore eu la preuve : la littérature est une chose qui garde nos coeurs vivants. Et l'expérience de la littérature n'est pas l'expérience d'un livre, mais d'une vie.
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(Les références sont tirées de l'édition Leméac, p. 153, 138, 61, 146, 123, 109, 41.)

07 juin 2009

La soumise

Je ne suis pas une insoumise.
Pourtant, j'ai trouvé beaux ses emportements quand, pour la première fois chez lui, mon père m'a dit : "J'ai toujours eu peur. Tout ce qui se posait devant moi - soirée, trottoir, sourire d'autrui - était beaucoup trop grand pour que je puisse l'affronter. Alors je débordais, à l'intérieur. Je me liquéfiais. Aujourd'hui, enfin, je le vis. Tu m'as permis de faire de ma peur une chose vivante, ma fille." 
C'est quand je me trouve là, dans la parole d'autrui, que je sais que j'existe. Et quand cet homme, que je découvre à peine mais qui pourtant, comme toutes les autres figures d'autorité, a un très fort ascendant sur moi, exulte, ne se limite pas au convenable et fonce droit sur moi, je m'emporte moi aussi. Parce qu'il existe de ces êtres qui iront toujours plus loin qu'on le demande, qui s'élancent sans trop penser à ceux qui, comme moi, ne feront toujours, au fond, que les envier.
Je travaille moi aussi à faire de ma peur un emportement meilleur. Je travaille à ne pas penser toujours le pire, à ne pas me croire, maintenant, tiens, comme celle qu'on a trop facilement bernée pour avoir ce qu'on voulait. Je travaille à croire que ton sourire m'était destiné, et pas à cette lueur que tu te serais créée. Je travaille à espérer qu'il existe une sincérité. Par moments, j'en tire un sentiment de la vie. Sinon, je travaille à en tirer un espoir. Juste ça, un espoir.
Parce qu'espérante, je me rue. C'est l'espoir qui me meut et m'épuise, m'aiguise et m'exalte; c'est dans l'espoir que le frisson peut agir, qui me grise et sans lequel je ne poursuivrais pas sur cette route tumultueuse de la pensée. L'achèvement, l'après ne m'intéressent pas. C'est juste avant qu'elle ne survienne que l'apogée me hisse à ses plus hauts sommets. 
Aujourd'hui, par exemple. C'est à la radio, où on en discutait, que m'est venue cette idée de la soumission. Tout à coup, cette énième copie sur Kafka qu'il me restait encore à corriger n'était plus d'aucun intérêt, si elle en avait déjà été ; j'ai plutôt été transformée à l'idée de penser la soumission. En le faisant, la paresse m'a gagnée, et j'ai choisi de penser que je ne savais pas en parler. Maintenant que c'est fait, c'est confirmé : je préfère être soumise en silence, et juste avant d'en prendre conscience.

20 mai 2009

Écrire aux soleils

Aujourd'hui j'ai voulu écrire.
J'ai voulu écrire parce qu'il y avait en moi cette espérance sans laquelle aucune écriture qui n'est pas qu'artifice ne peut s'élancer, parce que je me sentais sur un tremplin, toujours au bord d'être plus, ou moins, ou ailleurs que moi, parce que c'était le Bach virevoltant qui accompagnait le soleil, parce que je repensais à combien le temps s'efface toujours quand je suis avec toi et qu'il faut garder une trace de ça, cette rareté.
J'ai voulu écrire parce qu'il fallait tout faire pour s'élever contre la facilité et l'indifférence partout autour, parce qu'il y avait un vent léger au crépuscule qui ne balayait pas, qui ne balaye jamais ce qui reste en moi de toi et que je ne sais pas penser, parce que pour une fois il y avait les souvenirs, mais ils devenaient, ces moments-là, d'éternité.
Mais au lieu d'écrire je me suis mise de côté - la retraite n'est pas une absence; elle me déplace - et je n'ai plus vu que vous. 
Et il n'y avait rien à ajouter.

12 mai 2009

Vers une parole du détachement

Quand je suis en chasse de moi-même, fuyante et excédant de toutes parts, quand il y a quelque chose en moi qui résonne et persiste et m'ébranle, quelque chose que je n'ose pas saisir et encore moins penser, j'ai la phrase longue de ceux qui courent après leurs mots. 
Heureusement, quand je file ainsi et que, sur ma route, surgissent de petites choses toutes simples qui disent l'expérience humaine avec une justesse qui ne peut, dans l'élan, que m'échapper -- "Un brin de folie - n'importe quelle gourmandise - nous préserve de mourir de sagesse" (p. 57), ou encore "On est toujours le brouillon de soi-même, quoi qu'on fasse pour se corriger, comme si se mettre au propre n'était pas à notre portée" (p. 90) -- je suis forcée de m'arrêter. 
L'aphorisme livre une prise sur le monde qui exige une modestie qui m'est, ces temps-ci comme souvent et elle comme le reste, étrangère ; dans ma fuite, je ne vois plus que moi, agaçante et dispersée, qui quitte la retraite et l'effacement sans lesquels la pensée, ma pensée, ne peut rien saisir. 
Heureusement, je trouve parfois dans "l'écriture nue" de certains livres quelques "saillies aussi inattendues que des points de repères dans le désert" (p. 96). Et si je sens de nouveau en moi l'appel de cette parole du détachement qui, seule, pourra me saisir absente ; si je dois m'astreindre - encore une fois, mais c'est toujours à recommencer - à l'ascèse de l'écriture, c'est que la parole d'autrui, et même dans ses silences, impose à ma course folle des temps d'arrêt, des répits où je me (re)pose, oui, mais pour mieux cesser de me voir là, devant, voilant l'horizon.
(Toutes les citations sont tirées du Sourire d'Anton ou l'adieu au roman d'André Major.)

10 mai 2009

Une absence de rêve

Dure parole, et dure pensée, en ces jours d'absence à moi-même, de fièvre et de petites fuites. Dur de penser l'impossible -- et pourquoi penser autre chose : "S'il ne s'agit pas de changer le monde, ou de vivre avec cette illusion vitale, à quoi bon écrire ?"* -- quand je suis tout entière dans une médiocrité dont je m'étonne mais que, trop lâche, je ne quitte pas. 
Voilà qui explique ce silence : dans l'impasse, je ne sais pas m'élever au-dessus de moi. 
Mais j'y travaillerai. Demain.
* André Major, Le sourire d'Anton ou l'adieu au roman, Montréal, Presses de l'U. de M., 2001, p. 17.  

22 avril 2009

Exercices dans la lenteur.

Je l'ai déjà dit, je suis foncièrement de l'avant. J'aime la frénésie de ce qui commence presque, qui se dessine au loin, encore flou mais tentant. Dans l'idéal auquel j'aspire, cette promesse ne se réaliserait jamais, toujours maintenue, tremblante et lumineuse, une sorte de seuil vers autre chose encore plutôt qu'une arrivée qui signerait la fin. Heureusement pour qu'un idéal veuille dire quelque chose, il en va autrement dans le réel, qui tient la promesse comme un contrat dont le non-respect serait une trahison plutôt qu'une ouverture. Ces jours-ci, peut-être est-ce le printemps, une liberté nouvelle ou un père naissant, les choses sont si furieusement aguichantes dans l'ouvert que je pourrais être tentée de me lancer vers elles à toute allure, les prenant tout à coup pour des objets de pure jouissance, oubliant que les consommer veut aussi dire les faire mourir. Je me force donc à la lenteur.
La lenteur comme dans ces mouvements lents des quatuors à cordes de Bartok, dont les tensions et les frottements contrastent violemment avec la vigueur et l'assurance des mouvements rapides. Or c'est la peau qui réagit à cette lenteur, à cette durée qui passe par le maintien de la dissonance jusqu'à ce que sa résolution apparaisse comme une délivrance, la peau qui frissonne et devient le seuil entre mon intériorité et le monde qui l'appelle. Comme une caresse, cette lenteur me dit ma fragilité, la fin de l'illusion de ma solitude cosmique. Et si dans la lenteur de la caresse, mon corps est à la fois en moi et en toi, ici et là, c'est ce rythme, cette posture qu'il me faudra maintenir pour que ce printemps ne se termine jamais.
*
Plusieurs fois par jour, mon voisin, vieil anglophone pince-sans-rire et bon vivant, promène son petit chien énergique et fouineur auquel il consacre beaucoup de temps. L'an dernier, Bob, c'est son nom, a dû faire amputer une jambe à ce chien rongé par un cancer, et soudainement, le rythme de la marche s'est ralenti, le fouineur claudiquant sur trois pattes ayant, on aurait dit, moins d'appétit. Mais depuis quelques semaines, c'est fin seul que Bob sort marcher. Il continue malgré tout de s'arrêter inopinément, de faire de drôles de petits pas inégaux et traînants. Comme si la lenteur de son ancien compagnon était aussi devenue la sienne, comme si pratiquer encore un rythme jadis partagé gardait aussi en vie, un peu, son ami.

16 avril 2009

Du sens sur la transparence d'un regard

Entre le gris dur des derniers jours et la vive et contrastante lumière de ceux-ci, dans l'intervalle, je ne discerne plus bien mon temps, mon rythme, mes mots et mon coeur.
Ce que je sais faire : tourner les yeux vers l'ailleurs, aussi proche soit-il, et transformer mes exigences en dépassements, mon intransigeance en ouverture ; "y a-t-il rien de plus réjouissant, de plus exaltant ?"
À cette exaltation répond un besoin d'action, une énergie vitale qui se concrétise dans l'effervescence de la rencontre, dans "l'avidité de l'âme des autres, de la vie des autres, de l'être salvable et joyeux dans les autres." Si c'est bien par peur d'avoir à me choisir que je me place dans cette transparence et cet accueil, je me console en pensant que "ce regard en effet transforme le monde, en fait un monde de joie et d'espérance,  presque déjà ressuscité."
Peut-être ne sais-je faire que ce choix-là, mais au moins il est, fragile et fier, du côté de la bonté.
(Toutes les citations sont tirées du Journal de Saint-Denys Garneau, Montréal, BQ, p. 114.)
(Image : Éluard/Man Ray, Les mains libres.)

01 avril 2009

Le langage pour être

Oh, et il y a ceci que je souhaitais intégrer au précédent message mais que je ne parvenais plus à trouver, ceci qui est une évidence qu'il n'est jamais inutile de se rappeler :
"(...) il n'y a que le langage pour tirer l'être hors de son enceinte intérieure.
C'est Étienne Paquette qui le dit, après combien d'autres, dans son essai Se faire et se défaire (p. 46). 
Et cette sortie bienfaitrice ne peut se faire, véritablement se faire, qu'en silence. 
Évidemment.

Sur la route

Expériences multiples d'un transit difficile, cette semaine. 
J'avais tort, d'abord. Il n'y a évidemment ni avant ni après; le langage fait, à tous les instants, l'événement. Et la grise réalité ne peut qu'être décevante une fois la vive lumière des fantasmes qu'il construit, qu'il fait être, tamisée. 
Faire le deuil de ses fantasmes, c'est savoir reperdre tout le temps rattrapé par la rencontre. L'apparition de cette nouvelle figure du réel est un cycle inachevé entre naissance et mort. Et dans cet inachèvement qu'ils partagent, l'avenir et le passé ne sont qu'oeuvres ouvertes encore à raconter.
***
Au retour, sur la route, les mots ont, eux, eu le courage de donner un sens à rebours à la béance qui s'ouvrait, et au cadavre naissant que je laissais derrière moi. 
Au retour, sur la route, pensée et paysage ont été petites lâchetés, manières de ne pas voir là, inavouables, ma honte et ma colère.
Puis, à un moment où je levai les yeux, il y eut, surréelle et bien vraie, cette mer d'autobus et de camions de toutes sortes, immobiles et prêts, pour me rappeler le chemin encore à faire.
(Image : Paul Klee, Route principale et routes secondaires.)

23 mars 2009

Une prière

Aujourd'hui je me demande, avec tout le reste, "comment la pensée s'invente-t-elle dans le remuement excessif de la vie ?
Ces jours-ci je cherche mon père. J'ai un père. Il existe, et pense sûrement, selon ce que j'en sais, et aime peut-être - aussi difficilement que moi ? - et sait que je suis moi aussi, ici, juste là. Mais il ne vient pas. Il y a derrière lui et moi tout un passé qui m'échappe, qu'on m'a plus ou moins tu jusqu'à maintenant et qui m'importe au fond assez peu. Comment, donc, inventer la pensée quand on se risque, pour une fois, à affronter la vie dans ce qu'elle a de plus impensable - me suis-je vraiment confortée si longtemps dans l'illusion que j'allais pouvoir vivre sans savoir l'origine, celle dont on ne cesse de me dire qu'elle me ressemble tellement, la pensive, la timide, l'intransigeante ?
La littérature a très tôt été une issue. Je m'y suis vite trouvé une constellation de pères. Nabokov, Aquin, Céline, Ducharme, Gary. L'accueil, l'exigence, l'excès, le jeu, l'empathie. Et j'ai choisi de ne pas m'inquiéter de ce que la majorité de mes pères s'étaient suicidés; ils avaient donc vécu. Je suis aussi "venue à l'écriture (...) grâce (...) à la nécessité que j'ai d'éprouver des signes sonores qui me font plus vivante, même lorsque mon corps passe de l'endroit à l'envers du monde." Lisant et écrivant, pour reprendre Gracq, j'ai trouvé un lieu où la filiation était non seulement possible, mais réelle, euphorique. C'est la littérature qui a réorganisé - ou par elle que j'ai réorganisé -  mon "univers en désordre", sans envers ni endroit, sans racine et sans ciel. Et quand le désordre aux alentours, l'incisif et le vif se faisaient trop présents, c'est là que je retrouvais le précieux silence, la pensée fragile d'où je prenais mon air. 
Mais aujourd'hui, il n'y a pas de passé qui vaille. Si Denise Desautels "écri(t) après" la mort, "peu et à côté", je suis fondamentalement de l'avant. Je suis de cette exaltation qui précède tous les (re)commencements, de cette fébrilité du "qu'est-ce qui m'attend ?". Je suis moi aussi, comme cette poète de la mère, "au bord", mais dans l'ouverture, les yeux grands ouverts vers la lumière. 
Pourvu qu'elle vienne, avec dans son sillon une silhouette souhaitée, fébrile peut-être, qui aura le visage de mon père. Et à partir de là, j'ose croire que la pensée saura se présenter d'elle-même, sous un jour nouveau.
(Citations tirées de Ce désir toujours. Un abécédaire, de Denise Desautels, p. 63, 61, 31, 7, 8 et 9.)

12 mars 2009

Lodge, pour le vrai

Le second titre de la trilogie de David Lodge est encore plus désopilant que le premier. J'ai malgré tout trouvé, parmi les multiples inepties lancées par ces universitaires poseurs, une chose toute simple et très belle, dont je suis intimement convaincue et qui donne à la littérature son importance dans ma vie :
"Tous les efforts que nous faisons pour sonder le coeur d'un texte, en posséder le sens une fois pour toutes, sont vains -- c'est seulement nous-mêmes que nous découvrons, et non l'oeuvre elle-même." (Un tout petit monde, p. 55.)
S'il faudrait peut-être échanger ce "seulement" contre un "surtout" pour que cette affirmation soit, si on veut, plus exacte, son fondement reste tout aussi véridique, qui fait de la pratique de la littérature une chose engageante, et nécessaire. 

10 mars 2009

Un rire moins clair

Vu à la télévision, dans la publicité d'une compagnie de téléphonie cellulaire :
"Trouvons votre idéal."
Drôle. 
Je ne pensais pas qu'on pouvait prendre ça en charge pour moi! 
(Sans compter que j'étais loin de soupçonner que c'était le téléphone qui permettait le passage de l'idéal de l'indicible vers le dit. Quoique...)

09 mars 2009

Un rire dans la lumière

Je ne sais plus bien  ce que je pense du roman. Des histoires, plutôt. Je ne suis en tout cas plus du tout convaincue qu'il vaille la peine de continuer de raconter des histoires comme on l'a toujours fait. 
Évidemment, les grands romans continuent de me fournir, au ralenti le plus souvent, comme en retrait, de véritables moments de beauté. Autrement, il faut que l'ironie, très prisée en littérature contemporaine, soit travaillée de manière à dévoiler un peu de cet idéal humain dont je ne sais me détourner et qui, trop souvent dans le roman, est sauvagement maltraité au profit d'une intelligence artificielle, d'un humour infatué qui brise mes ailes.
Parfois, quand certains auteurs, avec un peu d'habileté et d'invention, y parviennent - Échenoz, Toussaint, Paasilinna, notamment - je ne sais plus le temps qui passe en dehors de celui du livre. Ce fut le cas aujourd'hui, avec ce David Lodge qu'on m'avait recommandé et dont le Changement de décor, où l'on devine Dos Passos autant que Nabokov, ce qui n'est pas pour me déplaire, m'a délicieusement occupée toute la journée.
Quelques remarques, d'une ironie qui au contraire de celle qui me rebute ne fait que souligner la nécessité de l'idéal, m'ont fait bien sourire. Comme ce moment où Morris Zapp, un des deux "héros", un Américain professeur de littérature et spécialiste de Jane Austen, s'emporte contre le style de ses éminents collègues prétendument savants : "N'importe quel imbécile (...) pouvait concocter des questions ; c'étaient les réponses qui distinguaient l'homme de l'enfant. Si vous ne parvenez pas à répondre à vos propres questions, c'est soit parce que vous ne les avez pas suffisamment creusées, soit parce que ce ne sont pas de vraies questions. Dans les deux cas, vous n'avez qu'à la fermer." (p. 68) Après un rire franc, un malaise, évidemment. Je sais bien de quel clan je suis, après tout.
Ailleurs, j'ai trouvé pire encore. Ou mieux. "Aux yeux de Morris Zapp, toute erreur de critique provenait d'une confusion entre la littérature et la vie. La vie était transparente, la littérature opaque. La vie était un système ouvert, la littérature un système fermé. La vie était composée de choses, la littérature de mots. (...) (D)e toute évidence, si vous appliquez un système ouvert (la vie) à un système fermé (la littérature), les permutations possibles sont infinies et le commentaire définitif devient par là même une impossibilité." (p. 72) Cette fois, d'abord le sourcil qui fronce. Les postulats de base sont indiscutablement erronés. Et si la seconde partie de cet extrait semble bien vraie, ce n'est pas du tout, pour moi, un mal. Au contraire. 
Et alors vint le rire.
(David Lodge, Changement de décor, Paris, Rivages poche / Bibliothèque étrangère, 2005 (1991).)

07 mars 2009

Comme en écho

Tenez, ce que je trouve tout de suite :
"Il fallait donc prendre parti. (...) Le coeur ne s'apprend pas."
Précisément. Sans doute le mien n'a-t-il pas choisi de ne pas choisir.
(Stendhal, Le rouge et le noir.)

05 mars 2009

Une hypothèse

Aujourd'hui il y avait cette jeune fille, avec sa mère. La première était manifestement à côté de nous tous, ailleurs. La seconde ne portait aucune attention à ce grand enfant qui pourtant attirait, forcément, tous les regards. Pendant un instant, cette jeune fille qui ne semblait posée nulle part m'a regardée dans les yeux, très intensément, et m'a sans doute vue comme personne ne m'a jamais vue.
Alors j'ai compris. Une chose bête, que je devinais déjà, mais qu'il fallait que le monde nomme pour moi. Je ne suis ni du beau ni du laid; je suis de son monde à elle, gris sans doute le plus souvent et parfois très vivement coloré. Son monde qu'il faut faire toujours et où il n'y a pas une, mais sa vérité.
Peut-être mon silence est-il bien moins plein, ou vide, que je ne l'aurais cru. Peut-être tient-il en équilibre, quelque part au-dessus, ou en-dessous, de toutes les antinomies qui fondent le monde. Et si j'admire ceux qui prennent parti, peut-être suis-je de ceux qui choisissent de ne pas prendre parti. 
Je crois bien qu'il n'y a rien de plus difficile à (main)tenir que la confusion. 

03 mars 2009

Faire silence

Ces jours-ci, même la lumière pâle de cette fin d'hiver ne parvient pas à éveiller en moi un sentiment de la vie qui me permettrait de sortir de l'espèce d'indécision fondamentale qui m'habite. Même le sommeil, depuis toujours mon ultime refuge, ne vient plus à moi avec autant de facilité qu'à l'habitude. Même lui, complice d'ordinaire si précieux, ne me soulage plus de ne pas savoir trouver mon silence.
Une amie avec qui je discutais récemment a suggéré l'idée, instinctive et forte, que savoir être en silence, c'est, enfin, arrêter de douter. C'est être dans la certitude ou, plus modestement, dans la plénitude, dans l'immédiateté de sa perception et de sa pensée. Parce que tant qu'on court après les mots, ça veut précisément dire qu'on n'a pas encore réussi à cerner notre vérité. Or j'ai indiqué d'emblée, sur cet espace, que l'idéal auquel j'aspire est beaucoup fait de silence. De la modestie d'un silence qui témoigne de ce que celui qui le pratique accepte sa place dans le monde. Mais on n'appelle pas un idéal quelque chose qu'on croit avoir atteint.
Catherine Mavrikakis, faisant elle-même écho, ici, à une idée de Chantal Guy, se penche, entre autres, sur la question du beau et du laid en littérature. Comme toujours -- et je m'en voudrais de ne pas ajouter que c'est aussi le cas pour la grande professeure qu'elle est --, chez elle les idées travaillent avec la vie, et celle-ci est venue, un peu, me fournir quelques clés. 
J'admire ces auteurs qui savent prendre parti. J'admire les Artaud, Céline et Bret Easton Ellis qui ont fait le pari du laid, de ce qui déborde, de ce qui dérange et qui accroche. Et qui, surtout, l'ont tenu jusqu'au bout. J'admire de la même manière les Jacques Brault, Virginia Woolf et autres Hélène Dorion qui ont choisi de faire parler le beau, la lumière. Et le silence. Je les admire tous parce que je ne sais pas encore me situer. Parce que je ne peux me penser que bancale, quelque part entre ces deux pôles.
Ceux qui me sont proches le savent : je donne, j'espère, je pense et je sens toujours trop. Je ne sais pas vivre la mesure. Pourtant, en littérature, ceux qui m'ont vraiment faite appartiennent tantôt à l'un, tantôt à l'autre des camps du beau et du laid. Et dans la pratique, je pense tendre le plus souvent vers le beau, vers une sorte d'humanité multipliée. Or si, comme je ne cesse de le répéter, la littérature et le savoir sont impensables en dehors de la vie, alors cela veut dire que soit je triche en littérature, soit je triche dans la vie. Ce que je ne peux, en aucun cas, me pardonner.
Si j'écris assez peu ces jours-ci, ici et ailleurs, c'est justement pour cette raison. Ne sachant plus de quel côté serait mon silence, je suis encore plus démunie devant l'immensité à dire que je sens là, toute proche, mais si fuyante et fragile que j'ai peur de me perdre et de la trahir à tenter de la circonscrire. J'attends donc, les yeux grands ouverts, qu'une fois ce "temps de parole bien passé" je puisse aller "faire mon silence".* Parce qu'alors, peut-être, je n'y serai plus si seule.
* Tiré de Va où de Valérie Rouzeau. (Le temps qu'il fait, 2002, p. 84.)

23 février 2009

Mal à l'école : une trace

Ce qui persiste et que je ne peux combattre : le langage. La trace de la distance qu'on a posé entre le monde et moi : l'incapacité de langage. L'impossibilité de communiquer. Pas même un silence, juste un murmure indistinct, un "charbovary" qui, cet après-midi encore, était si plein de tout ce qu'il voulait dire qu'il n'a attiré que soupçons et, peut-être, médisances. 
Mais je me console. Tant que je ne saurai pas la parole, tant qu'elle ne me sera pas facile, je la penserai pour ce qu'elle est : plus grande que moi.

19 février 2009

Mal à l'école

Un petit garçon est disparu, victime d'intimidation à l'école, fuyant ses agresseurs. Je ne peux rester de glace devant un si sombre événement, moi qui ai été très longtemps victime de cette violence sourde et venimeuse qui tenaille les tripes et ronge les réserves vitales, et moi qui continue de voir des traces de ce phénomène même au niveau où j'enseigne, où les rapports de forces se font peut-être plus subtils, mais non moins cruels.
Cette violence ne peut être minimisée. Quiconque l'a vécue sait combien elle marque au fer chaud, modifiant pour toujours notre rapport au réel, qui se vit après elle dans la peur et la honte. Une peur, une honte prenantes et opaques qui brouillent le regard, poussent aux pires mensonges voire à la perte de soi-même au nom de cette acceptation fugace et feinte qui, à cet âge, apparaît comme de l'amitié. 
Je ne saurai jamais dire combien la solitude et le mépris des autres ont violé mon enfance, et continuent de hanter mon rapport aux autres. Mais il y a Benoit Jutras qui l'a très bien dit.
De retour chez moi hier après-midi, j'ai découvert ma petite voisine les yeux rouges de larmes, assise en Indien sur mon balcon. En me voyant l'approcher, elle fixa le sol. Frais et verts dans le blond de ses cheveux, partout, des chardons. De minuscules croûtes de sans auburn constellaient le dessus et l'arrière de son scalp. Probablement les crétins de sixième dont elle m'avait parlé. Je respirai un grand coup et m'agenouillai devant elle; ses deux poings étaient soudés l'un sur l'autre, blottis dans les fleurs de sa robe. Lentement, elle décrispa sa poigne, et leva la tête vers moi : la maîtresse a dit que je m'habituerais. Sa voix était légère, irréelle, presque autant que cette paire de ciseaux en plastique rose qu'elle me tendait à la main, à la manière d'une dague.
Contre la fraîcheur et la verdure, contre la pure blondeur, la dureté des chardons. Contre les fleurs de la robe, une rage crispée dans des poings impuissants. Contre l'absurdité du geste, une foi aveugle dans l'autorité. Pour guérir la plaie, un risible plastique rose. Et pour que ça ne recommence plus, le goût de la mort comme solution. 
Heureusement, en déséquilibre au milieu de tout ça, il y a la poésie. Tout ce que je souhaite à David Fortin, c'est qu'il trouve la sienne, quelque part.
(Benoit Jutras, Nous serons sans voix, Montréal, Les Herbes rouges, 2002, p. 33.)