11 février 2009

Lire : se penser aimant.

J'ai vécu, ces jours-ci, une expérience de lecture confrontante.  
Moi qui d'ordinaire dénigre vertement la psychologie populaire parce qu'elle se pose comme vérité et ne nous fait pas sortir de nous, cette sortie étant selon moi conditionnelle à l'intellection d'un phénomène, j'ai lu avec grande attention les Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes, lesquels s'inscrivent dans la préparation de mon sujet de doctorat. S'il ne s'agit évidemment pas du tout de psychologie populaire (tant s'en faut !), les événements récents survenus dans ma vie ont très fortement teinté ma lecture et en ont précisément fait une lecture collée sur moi. Ce qui n'a pas manqué de m'irriter. Heureusement.
Des allées-venues entre l'idée et l'expérience sont toujours souhaitables et s'insinuent immanquablement dans tout phénomène de réception. Mais l'expérience lointaine ou espérée, imprécise en tout cas, à laquelle on réfère le plus souvent lorsqu'on est confronté à une oeuvre et celle, concrète et, j'ai envie de dire, menue qui hantait malgré moi mes pensées pendant cette lecture sont deux référents incomparables. Lisant, je ne veux pas savoir que j'existe si bassement. Je veux l'oublier, plutôt. Et c'était impossible ici.
Comment lire dans ces conditions ? Il était, pour moi du moins, illusoire d'espérer me sortir d'un dialogue insignifiant allant d'un honteux "Ah ! C'est comme moi !" à un plus habituel "Oui, on l'observe notamment dans tel ou tel roman, et maintenant que j'y pense...". Comme si effectivement, pensant l'amour, "je ne (pouvais) prétendre bien penser". (p. 71) Comme si l'amour était un non-lieu du savoir où il est impossible de penser en dehors de soi. 
Et j'y reviens. Mais je ne le souhaite pas ! Alors je m'élance encore, naïvement. Une solution qui vient facilement : penser l'autre. Penser ce rapport à l'autre dont je sais pourtant bien qu'il n'existe pas en dehors de mon rapport à l'autre : ""Je n'arrive pas à te connaître" veut dire : "je ne saurai jamais ce que tu penses vraiment de moi."" (p. 161) Et c'est ça exactement qui motive toute réflexion éthique, cette volonté de savoir penser comment tu pourrais me penser. N'y jamais parvenir ne fait que contribuer à l'affaire, puisque tu te trouves défini précisément par cette volonté idiote et incessante que j'ai de comprendre ce que tu crées en moi, moi qui suis seule à rester toujours et toi qui "est en état de perpétuel départ". (p. 19) Étrangement, si je ne vois plus rien de toi en moi, c'est moi qui ai l'impression de ne plus exister. Donc je cherche.
Il y a peut-être le temps.  Il y a peut-être un souvenir que je cherche à raviver pour retrouver, ou simuler, un mouvement de vie qui, je le sens, me déserte. Un souvenir de la légèreté de la rencontre, de son irradiation (p. 234), ou alors, plus probablement, "un souvenir du temps lui-même et seulement du temps" (p. 257), et alors je sors de moi enfin et je pense ce temps que tous ont connu et continuent de se rappeler par à-coups, temps fixé dans un passé vibrant qui éclaire les choses d'une lumière vivifiante : l'enchantement de la naissance d'un amour. Mais c'est que j'oublie que cette mémoire n'est pas une perspective de pensée mais une perspective de pathos, une mémoire du sentiment et non de l'idée, une mémoire que je ne veux pas habiter. (Parce que je sais que tu ne l'habites pas. Je le redoute - ce qui, dans le discours amoureux, où le moindre soupçon, le fait le plus anodin sont des signes oppressants, revient à "savoir" - et le sens. Si au moins tu souffrais, je saurais que tu existes ! (p. 69) Notre histoire pourrait mourir et moi, revivre ! Au lieu de ça, ton silence m'annule et je ne trouve plus de langage pour y répondre.)
Comment, donc, penser l'amour sans me penser aimant ? Vaste question, vieille comme le monde. Peut-être que dans la fin d'un amour, on ne souhaite plus que ça, se repenser aimant, se projeter aimant, recommencer ? Peut-être que sans cette force-là, "(u)ne chape d'irréel" (p. 103) tombe sur le monde, nous en retire et nous brouille avec elle ? Peut-être que nous ne souhaitons que la réapparition de la vérité inébranlable d'un "je-t-aime" de nouveau formulé ? (p. 176)
Si lire au plus près de ce soi-là veut dire ouvrir l'avenir à la possibilité de ce ravissement, alors cette lecture-là n'aura pas été vaine.
(Toutes les références sont tirées de l'édition en Tel quel de 1977.)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

«N'y jamais parvenir ne fait que contribuer à l'affaire, puisque tu te trouves défini précisément par cette volonté idiote et incessante que j'ai de comprendre ce que tu crées en moi, moi qui suis seule à rester toujours et toi qui "est en état de perpétuel départ".» Je pense à ces paroles de Johnny Cash («Hurt»):

«You are someone else
I am still right here...»

J. a dit…

Belle pensée, en effet.
J'en recommande vivement la version de Nine Inch Nails, qui en est l'originale, d'ailleurs. (Et pour que Johnny Cash fasse une reprise de Trent Reznor, c'est qu'il y avait là matière, sans doute!)