23 mars 2009

Une prière

Aujourd'hui je me demande, avec tout le reste, "comment la pensée s'invente-t-elle dans le remuement excessif de la vie ?
Ces jours-ci je cherche mon père. J'ai un père. Il existe, et pense sûrement, selon ce que j'en sais, et aime peut-être - aussi difficilement que moi ? - et sait que je suis moi aussi, ici, juste là. Mais il ne vient pas. Il y a derrière lui et moi tout un passé qui m'échappe, qu'on m'a plus ou moins tu jusqu'à maintenant et qui m'importe au fond assez peu. Comment, donc, inventer la pensée quand on se risque, pour une fois, à affronter la vie dans ce qu'elle a de plus impensable - me suis-je vraiment confortée si longtemps dans l'illusion que j'allais pouvoir vivre sans savoir l'origine, celle dont on ne cesse de me dire qu'elle me ressemble tellement, la pensive, la timide, l'intransigeante ?
La littérature a très tôt été une issue. Je m'y suis vite trouvé une constellation de pères. Nabokov, Aquin, Céline, Ducharme, Gary. L'accueil, l'exigence, l'excès, le jeu, l'empathie. Et j'ai choisi de ne pas m'inquiéter de ce que la majorité de mes pères s'étaient suicidés; ils avaient donc vécu. Je suis aussi "venue à l'écriture (...) grâce (...) à la nécessité que j'ai d'éprouver des signes sonores qui me font plus vivante, même lorsque mon corps passe de l'endroit à l'envers du monde." Lisant et écrivant, pour reprendre Gracq, j'ai trouvé un lieu où la filiation était non seulement possible, mais réelle, euphorique. C'est la littérature qui a réorganisé - ou par elle que j'ai réorganisé -  mon "univers en désordre", sans envers ni endroit, sans racine et sans ciel. Et quand le désordre aux alentours, l'incisif et le vif se faisaient trop présents, c'est là que je retrouvais le précieux silence, la pensée fragile d'où je prenais mon air. 
Mais aujourd'hui, il n'y a pas de passé qui vaille. Si Denise Desautels "écri(t) après" la mort, "peu et à côté", je suis fondamentalement de l'avant. Je suis de cette exaltation qui précède tous les (re)commencements, de cette fébrilité du "qu'est-ce qui m'attend ?". Je suis moi aussi, comme cette poète de la mère, "au bord", mais dans l'ouverture, les yeux grands ouverts vers la lumière. 
Pourvu qu'elle vienne, avec dans son sillon une silhouette souhaitée, fébrile peut-être, qui aura le visage de mon père. Et à partir de là, j'ose croire que la pensée saura se présenter d'elle-même, sous un jour nouveau.
(Citations tirées de Ce désir toujours. Un abécédaire, de Denise Desautels, p. 63, 61, 31, 7, 8 et 9.)

12 mars 2009

Lodge, pour le vrai

Le second titre de la trilogie de David Lodge est encore plus désopilant que le premier. J'ai malgré tout trouvé, parmi les multiples inepties lancées par ces universitaires poseurs, une chose toute simple et très belle, dont je suis intimement convaincue et qui donne à la littérature son importance dans ma vie :
"Tous les efforts que nous faisons pour sonder le coeur d'un texte, en posséder le sens une fois pour toutes, sont vains -- c'est seulement nous-mêmes que nous découvrons, et non l'oeuvre elle-même." (Un tout petit monde, p. 55.)
S'il faudrait peut-être échanger ce "seulement" contre un "surtout" pour que cette affirmation soit, si on veut, plus exacte, son fondement reste tout aussi véridique, qui fait de la pratique de la littérature une chose engageante, et nécessaire. 

10 mars 2009

Un rire moins clair

Vu à la télévision, dans la publicité d'une compagnie de téléphonie cellulaire :
"Trouvons votre idéal."
Drôle. 
Je ne pensais pas qu'on pouvait prendre ça en charge pour moi! 
(Sans compter que j'étais loin de soupçonner que c'était le téléphone qui permettait le passage de l'idéal de l'indicible vers le dit. Quoique...)

09 mars 2009

Un rire dans la lumière

Je ne sais plus bien  ce que je pense du roman. Des histoires, plutôt. Je ne suis en tout cas plus du tout convaincue qu'il vaille la peine de continuer de raconter des histoires comme on l'a toujours fait. 
Évidemment, les grands romans continuent de me fournir, au ralenti le plus souvent, comme en retrait, de véritables moments de beauté. Autrement, il faut que l'ironie, très prisée en littérature contemporaine, soit travaillée de manière à dévoiler un peu de cet idéal humain dont je ne sais me détourner et qui, trop souvent dans le roman, est sauvagement maltraité au profit d'une intelligence artificielle, d'un humour infatué qui brise mes ailes.
Parfois, quand certains auteurs, avec un peu d'habileté et d'invention, y parviennent - Échenoz, Toussaint, Paasilinna, notamment - je ne sais plus le temps qui passe en dehors de celui du livre. Ce fut le cas aujourd'hui, avec ce David Lodge qu'on m'avait recommandé et dont le Changement de décor, où l'on devine Dos Passos autant que Nabokov, ce qui n'est pas pour me déplaire, m'a délicieusement occupée toute la journée.
Quelques remarques, d'une ironie qui au contraire de celle qui me rebute ne fait que souligner la nécessité de l'idéal, m'ont fait bien sourire. Comme ce moment où Morris Zapp, un des deux "héros", un Américain professeur de littérature et spécialiste de Jane Austen, s'emporte contre le style de ses éminents collègues prétendument savants : "N'importe quel imbécile (...) pouvait concocter des questions ; c'étaient les réponses qui distinguaient l'homme de l'enfant. Si vous ne parvenez pas à répondre à vos propres questions, c'est soit parce que vous ne les avez pas suffisamment creusées, soit parce que ce ne sont pas de vraies questions. Dans les deux cas, vous n'avez qu'à la fermer." (p. 68) Après un rire franc, un malaise, évidemment. Je sais bien de quel clan je suis, après tout.
Ailleurs, j'ai trouvé pire encore. Ou mieux. "Aux yeux de Morris Zapp, toute erreur de critique provenait d'une confusion entre la littérature et la vie. La vie était transparente, la littérature opaque. La vie était un système ouvert, la littérature un système fermé. La vie était composée de choses, la littérature de mots. (...) (D)e toute évidence, si vous appliquez un système ouvert (la vie) à un système fermé (la littérature), les permutations possibles sont infinies et le commentaire définitif devient par là même une impossibilité." (p. 72) Cette fois, d'abord le sourcil qui fronce. Les postulats de base sont indiscutablement erronés. Et si la seconde partie de cet extrait semble bien vraie, ce n'est pas du tout, pour moi, un mal. Au contraire. 
Et alors vint le rire.
(David Lodge, Changement de décor, Paris, Rivages poche / Bibliothèque étrangère, 2005 (1991).)

07 mars 2009

Comme en écho

Tenez, ce que je trouve tout de suite :
"Il fallait donc prendre parti. (...) Le coeur ne s'apprend pas."
Précisément. Sans doute le mien n'a-t-il pas choisi de ne pas choisir.
(Stendhal, Le rouge et le noir.)

05 mars 2009

Une hypothèse

Aujourd'hui il y avait cette jeune fille, avec sa mère. La première était manifestement à côté de nous tous, ailleurs. La seconde ne portait aucune attention à ce grand enfant qui pourtant attirait, forcément, tous les regards. Pendant un instant, cette jeune fille qui ne semblait posée nulle part m'a regardée dans les yeux, très intensément, et m'a sans doute vue comme personne ne m'a jamais vue.
Alors j'ai compris. Une chose bête, que je devinais déjà, mais qu'il fallait que le monde nomme pour moi. Je ne suis ni du beau ni du laid; je suis de son monde à elle, gris sans doute le plus souvent et parfois très vivement coloré. Son monde qu'il faut faire toujours et où il n'y a pas une, mais sa vérité.
Peut-être mon silence est-il bien moins plein, ou vide, que je ne l'aurais cru. Peut-être tient-il en équilibre, quelque part au-dessus, ou en-dessous, de toutes les antinomies qui fondent le monde. Et si j'admire ceux qui prennent parti, peut-être suis-je de ceux qui choisissent de ne pas prendre parti. 
Je crois bien qu'il n'y a rien de plus difficile à (main)tenir que la confusion. 

03 mars 2009

Faire silence

Ces jours-ci, même la lumière pâle de cette fin d'hiver ne parvient pas à éveiller en moi un sentiment de la vie qui me permettrait de sortir de l'espèce d'indécision fondamentale qui m'habite. Même le sommeil, depuis toujours mon ultime refuge, ne vient plus à moi avec autant de facilité qu'à l'habitude. Même lui, complice d'ordinaire si précieux, ne me soulage plus de ne pas savoir trouver mon silence.
Une amie avec qui je discutais récemment a suggéré l'idée, instinctive et forte, que savoir être en silence, c'est, enfin, arrêter de douter. C'est être dans la certitude ou, plus modestement, dans la plénitude, dans l'immédiateté de sa perception et de sa pensée. Parce que tant qu'on court après les mots, ça veut précisément dire qu'on n'a pas encore réussi à cerner notre vérité. Or j'ai indiqué d'emblée, sur cet espace, que l'idéal auquel j'aspire est beaucoup fait de silence. De la modestie d'un silence qui témoigne de ce que celui qui le pratique accepte sa place dans le monde. Mais on n'appelle pas un idéal quelque chose qu'on croit avoir atteint.
Catherine Mavrikakis, faisant elle-même écho, ici, à une idée de Chantal Guy, se penche, entre autres, sur la question du beau et du laid en littérature. Comme toujours -- et je m'en voudrais de ne pas ajouter que c'est aussi le cas pour la grande professeure qu'elle est --, chez elle les idées travaillent avec la vie, et celle-ci est venue, un peu, me fournir quelques clés. 
J'admire ces auteurs qui savent prendre parti. J'admire les Artaud, Céline et Bret Easton Ellis qui ont fait le pari du laid, de ce qui déborde, de ce qui dérange et qui accroche. Et qui, surtout, l'ont tenu jusqu'au bout. J'admire de la même manière les Jacques Brault, Virginia Woolf et autres Hélène Dorion qui ont choisi de faire parler le beau, la lumière. Et le silence. Je les admire tous parce que je ne sais pas encore me situer. Parce que je ne peux me penser que bancale, quelque part entre ces deux pôles.
Ceux qui me sont proches le savent : je donne, j'espère, je pense et je sens toujours trop. Je ne sais pas vivre la mesure. Pourtant, en littérature, ceux qui m'ont vraiment faite appartiennent tantôt à l'un, tantôt à l'autre des camps du beau et du laid. Et dans la pratique, je pense tendre le plus souvent vers le beau, vers une sorte d'humanité multipliée. Or si, comme je ne cesse de le répéter, la littérature et le savoir sont impensables en dehors de la vie, alors cela veut dire que soit je triche en littérature, soit je triche dans la vie. Ce que je ne peux, en aucun cas, me pardonner.
Si j'écris assez peu ces jours-ci, ici et ailleurs, c'est justement pour cette raison. Ne sachant plus de quel côté serait mon silence, je suis encore plus démunie devant l'immensité à dire que je sens là, toute proche, mais si fuyante et fragile que j'ai peur de me perdre et de la trahir à tenter de la circonscrire. J'attends donc, les yeux grands ouverts, qu'une fois ce "temps de parole bien passé" je puisse aller "faire mon silence".* Parce qu'alors, peut-être, je n'y serai plus si seule.
* Tiré de Va où de Valérie Rouzeau. (Le temps qu'il fait, 2002, p. 84.)