31 décembre 2010

Exercice de style

Parfois je voudrais d'une écriture qui avance. Parfois j'en ai vraiment ras-le-bol de la rondeur de ce que j'écris, qui revient toujours plus haut, derrière, qui est toujours trop lisse, trop poli, et qui ne me ressemble pas.
Parfois je voudrais écrire
une phrase qui n'en finirait plus, qui s'élancerait prestement vers des devants qui lui échapperaient, à cette phrase sans contours et se mouvant comme les instants fugaces qui s'enchaînent inéluctablement et dont elle se voudrait la trace, cette phrase qui irait vite et sûrement vers un temps qui déborde la page, avenir diffus et clair et allègre, parce que je voudrais qu'elle le fasse légèrement, sans pavoiser, juste comme si cette longueur et ce souffle allaient de soi et n'étaient pas réservés à la colère à laquelle on les limite souvent, comme s'ils pouvaient dire tout simplement ma joie, ma légèreté parfois et ma gaminerie surtout, que j'aimerais préserver plus que tout et à quoi je voudrais qu'elle ressemble, cette phrase sautillante qui comme tout le reste ne voudrait au fond dire qu'une chose : toi, moi et la force baroque que tu ajoutes à ma vie, que je surprends depuis toi souvent vive et cristalline.
Image : Brueghel l'Ancien, Allégorie de l'eau.

08 décembre 2010

Joyeux hiver, ma tante Yolande.

J’aime l’hiver. Je n’aime pas Noël, les cadeaux, les rencontres de famille où je me sens étrangère, mais j’aime la neige, le silence, la douceur de l’hiver. Je n’aime pas la fin de l’hiver, sa couleur brune, ses drôles d’odeurs et son soleil qui ravive la saleté de ma ville, mais j’aime l’hiver.

Je garde cependant quelques bons souvenirs de fin d’hiver. Un en particulier. Ce devait être Pâques. Oui. Je crois que c’était Pâques, parce que ce n’est qu’aux grandes fêtes religieuses que je voyais ma grande tante, « ma tante Yolande », comme on l’appelait, et il me semble que c’était le printemps. Ce Pâques-là, elle allait décider de quoi ma vie allait être faite. Elle ne le savait pas, et moi non plus, mais elle allait, et de beaucoup, me simplifier le parcours. Parce que ce jour-là, ma tante Yolande m’a offert mon premier livre de grands, Le petit prince, de Saint-Exupéry.

Ça a presque l’air faux, tellement c’est ce qu’on attend. Ça a presque l’air arrangé. Et pourtant non, c’est vrai. Tout ce qu’il y a de plus vrai. Le premier livre qu’on m’a offert et dont j’ai souvenance, avant les Agatha Christie de la bibliothèque, le premier dont je me souviens de l’avoir lu en me disant « tiens, je vais commencer ça, pour voir », c’était Le petit prince.

J’aimerais pouvoir dire que c’est l’humanisme profond du jeune héros de ce livre qui m’a transportée. J’aimerais pouvoir dire que c’est sa brillante illustration des pouvoirs de l’imagination qui m’ont poussée par la suite vers la littérature. Mais non. Si ce livre m’a emportée, c’est juste parce que j’étais une enfant unique, solitaire et faiblarde, et qu’il me montrait qu’il était possible d’être moins seule et bien vivante dans la quiétude de ma chambre sans allergènes. Si Le petit prince a changé ma vie, c’est parce qu’il m’a appris la solitude, la belle, celle qui exalte et rend fort. Même si ça, je m'en suis rendu compte beaucoup plus tard.

Que ce soit ma tante Yolande qui me l’ait offert ne voulait rien dire de précis pour moi, jusqu’à tout récemment. Mais depuis quelques années, chaque fois que je la revoyais me confirmait qu’il y avait quelque chose là. Son esprit vif, sa répartie cabotine voulaient dire quelque chose pour moi.

Parce que ma tante Yolande était toujours toute pour les autres. Pour ma grand-mère, sa sœur aînée qui lui aura survécu ainsi qu’à toutes ses autres sœurs et à son frère; et pour son frère, un cardinal lui-même dévoué toute sa vie à la cause qu’il avait fait sienne, elle aura été une accompagnatrice fidèle, dévouée. Pour ses autres sœurs, malades bien avant elle, elle aura toujours été là, pour les servir, pour les soigner, petite voix douce disant « allez, vous n’êtes pas seules ». Alors depuis quelque temps, je me rends compte qu’il y avait sans doute son intuition derrière ce drôle de cadeau de Pâques, quelque chose comme « tu verras, petite, même dans la solitude il y aura les livres pour te rendre à la vie ».

Je ne connais presque rien de ce que ma tante Yolande était, de ses désirs, de ses angoisses. Mais je sais qu’elle aura vieilli dignement, fièrement et noblement, sensible à toutes les humeurs d’âme de ceux qui auront voyagé avec elle au long de cette route dont elle ne se sera jamais faite capitaine, mais fidèle compagnonne.

Sauf qu'en ce début d'hiver, le voyage est fini. Ma tante Yolande est partie. J’aimerais comme elle pouvoir dire, au moment où je partirai, que j’aurai révélé à quelqu’un ce qu’allait être son chemin, que j’aurai toujours été là pour ces autres que je devinais, qu’ils étaient toute ma vie. Mais je sais d’avance que ce n’est pas moi, ça. C’est tante Yolande, à qui je dois toute la blancheur de ce début décembre, elle dont les longs cheveux blancs se sont posés au sol d’un coup, doucement, pour nous accompagner une dernière fois vers un Noël qui se passera sans elle, sans son rire franc et son regard doux.

J’aime l’hiver. Mais celui-ci sera doux-amer. Parce que cette reine sera partie, que je salue ici bien bas, là où elle est, ce paradis auquel elle croyait et qui a été conçu pour les rares qui, comme elle, consacrent leur vie à ce que celle des autres soit lumineuse comme la neige folle et étincelante d'un début décembre inattendu.

28 novembre 2010

Le voyage que je voudrais faire.

Quand j'ai commencé mon doctorat - que j'ai finalement abandonné avec le sourire -, tout ce que je savais, c'était que je voulais le faire sur ce genre bien étrange qu'est le journal d'écrivain. Parce que pour moi, la littérature est d'abord une éthique, et parce qu'il me semblait qu'étudier le journal était la meilleure manière de faire la démonstration que, même dans une écriture dite de l'intimité, l'écrivain s'installe avant toute chose dans un certain rapport à l'autre.
Pour choisir mon corpus, pour choisir les journaux sur lesquels allait porter ma thèse, j'en ai évidemment lu beaucoup. Et il y avait une constante : les journaux qui m'intéressaient étaient ceux qui ne racontaient rien. Dans lesquels il y avait beaucoup moins d'événements, au sens concret du terme, que de pensées. J'ai finalement opté pour ceux d'André Major, Marie Uguay, Saint-Denys Garneau et Hubert Aquin. En ordre de préférence. Même si ça déplaisait à ma directrice de recherche, qui les préférait au reste, les moments où Aquin raconte ses voyages m'apparaissaient beaucoup moins forts que ses dérapes farouches sur tel ou tel fait de société, par exemple. Parce que le véritable événement est pour moi celui de la pensée qui se transmet, de la circulation qui s'installe entre le corps du diariste et celui de son lecteur.
Or je constate ces jours-ci que, quand il m'arrive de lire les récits de voyage d'amis plus ou moins proches, c'est là aussi ce que je cherche. Je veux beaucoup moins savoir à quelle heure tu t'es levé que ce qui t'a traversé l'esprit au moment du réveil. Je veux moins savoir comment se sont comporté tes hôtes que comment exactement tu as été ébranlé par leur comportement.
Il me semble qu'un voyage est moins une affaire de faits qu'une affaire de transformations. Même si elles peuvent bien sûr survenir suite à des faits, c'est à elles bien plus qu'à eux que je souhaiterais voir accordé le plus de temps, de mots, d'espace. Parce que, du point de vue du rédacteur, c'est en prenant soin de les décrire elles, de trouver les mots qu'il faut pour les nommer, que leur portée véritable pourra être ressentie. Évidemment, le récit de voyage, contrairement à la plupart des journaux, est d'emblée destiné à la lecture. Je comprends, donc, qu'on ne veuille pas, qu'on ne puisse pas entrer dans une intimité très grande si l'on "publie" notre récit sur un site comme Facebook, par exemple. Mais faire ce choix, comme celui du blogue, c'est déjà postuler quelque chose comme ceci : j'accepte que ceux qui me liront, tous ceux qui me liront, en apprennent beaucoup sur moi. Dans ce cas, courir le risque de l'intimité jusqu'au bout me semble un beau pari. Et l'intimité des idées est bien plus riche que celle du compte-rendu d'activités.
Je rêve de (re)lire un récit de voyage contemporain qui ne me dirait pas, tiens, où le locuteur se trouve. Qui ne me détaillerait ni son menu ni l'état de ses finances, mais qui voltigerait entre des rencontres et ce qu'elles ont provoqué, des paysages et ce qu'ils ont éveillé, des angoisses et des fantasmes qui apparaîtraient grâce au souffle puissant que procure l'émerveillement et la nouveauté. L'étreinte des vents, d'Hélène Dorion, est de cette nature. Mais j'en voudrais d'autres, plusieurs autres pour me faire voyager avec eux.
Et que ce voyage soit réel ou fictif ne change rien à l'affaire. Parce que le rapport des écrivains de l'intime à leurs lecteurs repose sur un partage, sur une intimité qui ne leur raconte pas ce qui leur est étranger mais ce qui leur ressemble : gouffres, vertiges et autres musiques diffuses.

12 novembre 2010

Là où j'aurais aimé avoir mis Sylvain Trudel au programme

Je traverse une drôle de session.
Pour le première fois de manière aussi évidente, plusieurs de mes étudiants se confient à moi, volontairement ou non. Quelques-uns traversent des épreuves difficiles, certains sont carrément diagnostiqués en dépression tandis que d'autres en apprennent beaucoup sur eux-mêmes dans leur nouveau milieu, parfois parce que j'ai dit quelque chose qui les a bousculés un peu.
Je pourrais me sentir lourde, appesantie par ces petites et grandes douleurs. Je pourrais rejeter ce "fardeau", ce rôle que je joue maladroitement, parce que d'autres le jouent mieux que moi. D'ailleurs je leur laisse, aux spécialistes, diagnostics et prescriptions. Mais en ma qualité de lectrice, ce serait presque me contredire que de ne pas accepter ces échanges qui me font grandir aussi, ce serait nier ce que je ne cesse de répéter et dont ils font du reste présentement l'expérience : la fréquentation de la littérature fait de nous de meilleurs êtres humains. Cette vie multipliée n'est pas toujours pleine de lumière, mais je me sens privilégiée de pouvoir aider quelques jeunes gens à nommer, à comprendre un peu mieux la noirceur qui leur est propre.
Ce n'est pas jojo tous les jours, mais ce n'est jamais triste.
Image : Fernand Léger, La lecture, 1924.

27 octobre 2010

Autour de la bibliothèque : lumière de quelques souvenirs obscurs.

Quand j'ai commencé à aller toute seule à la bibliothèque - la vraie, pas celle de l'école - j'étais en 4ème année.
Je garde bien peu de souvenirs de la première bibliothèque où j'allais avec ma mère. Je me souviens seulement des frais de retard qui la faisaient rager. (Peut-être est-ce à cette bibliothèque que je dois mon extrême respect des dates limites ? Je crois bien n'avoir jamais rapporté un livre en retard de ma vie, même à l'université...)
Je me souviens toutefois parfaitement de MA bibliothèque, celle où, à 8 ans, j'allais seule en revenant de l'école parce qu'elle était à mi-chemin entre l'école et la maison. Celle où même ma mère n'allait pas. La bibliothèque Frontenac. Je suis passée devant récemment. Un homme montait tranquillement l'allée qui mène à sa porte, les bras chargés des sacs qui alourdissaient son pas. Et je me suis revue, ma grosse boîte à lunch laide que je détestais au bout des bras, montant moi aussi vers ce lieu sombre qui m'intimidait.
Parce que ma première bibliothèque me faisait peur. Au début, c'est une amie qui m'y traînait, et on louait ensemble des Chair de poule dont on se faisait la lecture sur mon balcon. C'était elle qui s'occupait de tout, réservation, contact avec les gens au comptoir; j'ai toujours eu très peur des lieux nouveaux et grouillants d'inconnus. Mais un jour - je ne sais toujours pas ce qui m'a pris, mais je l'en remercie - j'y suis allée toute seule.
J'ai quelques flash très précis de mes déambulations dans les rangées, du mystère profond qui émanait de chaque livre, de ma fascination béate pour tout ce que je voyais. J'étais complètement obnubilée. Mais je n'associe pas ce lieu au bonheur extrême qu'on associe très souvent aux souvenirs de premières bibliothèques. Il faisait noir dans celle-là. Les rangées étaient serrées, et j'ai souvent dû avoir l'air d'une drôle de petite fille avec mes grands yeux, ma bouche ouverte, mon sac de travers et ma boîte à lunch horrible à foncer dans les autres parce que je n'avais plus vraiment conscience d'être là où j'étais; je ne voyais que les livres, et ils me faisaient peur.
La première fois, je me souviens, je n'ai pas osé emprunter de livres. Je ne voulais pas avoir l'air de celle qui ne sait pas comment faire. (J'ai encore quelques traces de ça. Souvent. C'est horrible, cet orgueil puéril.) Après, je me suis armée de courage - j'ai sûrement demandé à ma mère comment faire - et j'en ai emprunté. Des Agatha Christie. De ça, je suis certaine, parce que je refusais d'aller dans les livres jeunesse - à 8 ans ? c'est horrible, cet orgueil puéril - et de tout ce que je voyais dans la section adulte, c'était le seul nom que je connaissais, parce que maman écoutait souvent Hercule Poirot à la télé anglaise.
Depuis ces premiers livres empruntés à ma bibliothèque obscure, rien n'a changé. J'ai encore peur des lieux nouveaux et des inconnus. Et j'ai encore peur des livres. Mais je ne voudrais pas cesser d'avoir peur; les livres qui ne me font pas peur m'apprennent bien peu des choses. Ma peur de la bibliothèque Frontenac s'est transposée aux livres ? Tant mieux. Elle signale une modestie que je m'en voudrais d'oublier devant ces objets qui me dépassent.
La semaine dernière, c'était la semaine des bibliothèques publiques. Moi, je ne suis jamais sortie de ma première bibliothèque. Et chaque fois que j'ouvre un livre, je continue de la célébrer.

24 octobre 2010

Morceaux de choses

Là-bas, en silence pour quelques jours de solitude, je m'accrochais à n'importe quoi pour meubler mon esprit. Il y avait une dame, par exemple, qui n'arrivait pas à se détacher de son sac à main. Partout, à la cuisine, au séjour, en randonnée; elle n'acceptait pas de le laisser dans une chambre pourtant barrée. Une autre, au repas, portait toujours un très grand soin à la disposition des éléments sur son plateau. Elle changeait plusieurs fois d'idée, déplaçant le dessert du coin supérieur gauche au coin inférieur bas, inversant petite et grande cuillères, et prenait toujours un bon moment à évaluer son aménagement avant de commencer à manger.
En silence, rien ne se disait dans ma tête, tout s'écrivait. Tout apparaissait comme formulé, mastiqué, joli. Des dizaines de petites histoires toutes faites me sont comme ça venues à l'esprit à propos de ces deux dames. Je ne les ai pas écrites - je n'ai rien écrit là-bas : quand ça naît trop écrit, je me méfie toujours - et je ne les écrirai pas, mais désormais, quand je verrai une dame s'accrocher passionnément à son sac, il y en aura toujours une autre qui l'accompagnera pour moi, portant une attention presque démesurée à des détails du quotidien et glissant quelques mots de réconfort à l'oreille de la première : "notre petite angoisse ressemble peut-être à rien, mais nous savons combien elle use, et nos armes pour la combattre nous appartiennent en propre, au moins."
*
Souvent, comme maintenant, je ne sais rien raconter d'autre que ces détails qui articulent mon temps. Parce qu'il n'y a tout simplement rien d'autre à raconter.
*
Ce soir, au Téléjournal, un journaliste, Benoît Giasson, a ouvert son reportage avec du Verlaine, et l'a fermé sur Nelligan. Plus tard, une pluie rebondissante s'est mise à faire une belle musique sur mon escalier arrière. C'était une bonne journée.

08 octobre 2010

Amours contemplatives

Avec l'automne vient une lenteur qui m'alourdit. Mais d'une belle lourdeur, qui sent bon la pluie orange sur les feuilles des arbres et donne à mes idées une saveur nouvelle.
Parce que ce temps-là est pour moi celui de la contemplation. Le froid de l'hiver est propice à l'introspection et à mes rares amitiés, parce que seul tout ce qui vibre d'humanité parvient à mettre un peu de feu dans la blancheur impure de ma ville qui gèle. Sous un soleil de canicule, mes yeux s'arrêtent avant l'horizon pour ne s'accrocher qu'aux plaisirs fugaces et volatiles qui font courir le temps vers une nuit fraîche. Mais l'automne, une fois le rythme de mon année bien installé, chaque petit moment devient matière à narration.
Ça n'est pas que bien. Dans cette lenteur humide, il m'arrive de me féliciter après avoir brossé mes dents ou plié ma lessive tellement il me peine d'occuper ce temps qui défile lentement à autre chose qu'à rien du tout. Et je me trouve forcément ridicule de devoir m'encourager comme ça pour chaque petite victoire sur un quotidien pourtant bien simple. Mais ça n'est pas que mal non plus.
Cet après-midi, par exemple, j'étais "en disponibilité", comme on dit, pour des étudiants qui sont bien rares à venir en profiter. Pour passer ce temps à autre chose qu'à admirer les feuilles colorées des arbres du parc sur lequel donne la grande fenêtre de mon bureau - je suis bien tombée cette session-ci -, j'ai fouillé dans la bibliothèque des mathématiciens qui occupent habituellement les lieux et suis tombée sur un tout petit livre, Sa femme, d'Emmanuelle Bernheim.
Je n'en avais jamais entendu parler. C'était le seul ouvrage qui ne parlait pas statistiques ou calcul différentiel de la bibliothèque, alors je l'ai ouvert. Et je l'ai lu.
Quand je l'ai refermé, une heure et demie plus tard, je n'étais pas transformée. Mais avoir été happée de cette façon par un livre dans un bureau vide qui sent la clinique médicale, ça, ça m'a transformée. Que ces phrases drues, sèches, que ce personnage presque immoral m'aient aspirée tout entière pendant que dehors une pluie froide tombait sur des arbres en couleurs, ça, ça m'a changée. Je ne retiendrai pas grand-chose de ce que racontait ce livre, mais je me souviendrai longtemps de cet après-midi d'automne où les pouvoirs de la lecture se sont encore une fois révélés à moi.
Or si mon regard sur l'automne profite de tels moments de beauté, il devient aussi plus incisif, sévère. À mon endroit, et envers les autres. Des petits travers qui ne me préoccupaient pas beaucoup sous la lumière de l'été deviennent soudainement très lourds, eux aussi. Je suis comme Bernard des Vagues : contemplative quand ça me chante, barbante le reste du temps. Aussi me vient-il vite à l'esprit quelques réflexions sur ce que veut dire contempler, ces temps-ci. Mais en dehors de la philosophie ou de la religion. En dehors de Plotin ou de Rûmi. Dans la réalité.
Dans la réalité, ma contemplation révèle assez peu de choses et en imagine beaucoup. Je regarde tout comme si c'était une oeuvre d'art, et ne permet aucun accroc. Chaque personne que je côtoie se voit comme dessinée dans mon esprit et si elle s'éloigne de ce croquis, je ne sais plus rien. Contemplative, je regarde à peine, et j'invente beaucoup. Ma contemplation est une création que je ne devrais savourer qu'avec beaucoup de scepticisme.
Pourtant, il existe une autre contemplation. Je connais quelqu'un pour qui contempler veut dire regarder. Quelqu'un qui aime si fort que ce qu'il voit chez les autres ne se trouve pas sublimé, mais embrassé par son regard. Quelqu'un qui, jusqu'à un certain point, n'attend rien. Quelqu'un qui pardonne bien peu sauf à lui-même parce que chez les autres, rien n'est assez grave pour devoir être rattrapé par un pardon. Ce n'est pas de l'inconscience; il est conscient, de ses faiblesses, de celles des autres, il peut nommer, sentir ce qui accroche un peu partout. Mais pour lui, contempler, c'est observer ce qui accroche, ce qui déborde de mes dessins, et y voir, là, de la beauté. Quelqu'un qui est artiste, il n'y a pas de hasard.
Pour être moins souvent déçue, pour être moins dure par ce temps lourd, je devrais apprendre à contempler en regardant d'abord cette personne rare, qui se glisse par miracle à côté de moi dans mon lit chaque soir en ne devinant même pas ce qu'il y a d'injuste là-dedans pour toutes les vraies contemplatrices qui ne peuvent pas avoir cette chance.

20 septembre 2010

Guérir. Idéalement.

Ma maladie a son odeur. Chaque maladie a son odeur. Mais j'avais oublié combien l'hôpital tient tout entier dans cette odeur de tous les maux.
Woolf avait raison : on parle trop peu de la maladie en littérature. Pourtant, ce Proust qu'elle n'aimait pas trop avait bien dit le pouvoir de multiplication de l'humanité, de la réceptivité que possède la maladie. Pourtant, je suis sensible comme je le suis précisément parce que j'ai passé des mois entiers, petite, à observer, sentir, écouter tout ce qui passait près de mon lit d'hôpital. Je tire mon aptitude au rêve - et ma capacité d'analyse, son pendant insoupçonné - des heures passées à faire parler les personnages qu'il y avait au plafond au dessus de mon lit. Et c'est aussi à ce moment que j'ai compris ce que veut dire "le temps passe".
C'est en replongeant dans ce passé que j'ai retracé cette odeur. Me rappelant les Olympiques du matin au soir en cherchant mon souffle, les dessins animés en anglais que je ne comprenais pas mais qui allaient avec mon hôpital où je ne comprenais pas tout, et cet ami éphémère qui est parti avant moi pour bien plus loin que sa maison, ce qu'on n'a pas eu à m'expliquer bien longtemps pour que je le comprenne, j'ai passé le temps de ma maladie récente avec un peu plus de légèreté.
Ainsi, la maladie n'est pas qu'un mal. Elle est plutôt un humanisme, une mémoire, une manière peut-être moins poétique que d'autres mais peut-être plus efficace de comprendre ce que sont l'être et le temps.
***
Il y avait un jeune homme franchement étrange mais bien inoffensif qui râlait à chaque souffle comme si sa vie en dépendait. L'entendant parler à sa maman, une "môman" à la voix usée mais profonde de celles qui en ont vu d'autres, je me suis raconté de trente façons différentes ce qui pouvait bien faire que ce n'était pas des anti-douleurs qu'on lui donnait quand il se plaignait, mais des calmants.
Il y avait cet autre homme, beaucoup plus vieux, comme trop gentil et serviable pour que ça ne veuille pas dire la solitude. Il y avait ces gens, des femmes surtout, que les infirmières n'écoutaient même plus : "des comédiennes, celles-là."
Et il y avait moi au milieu de ce labyrinthe qui priait pour un peu de repos sans comprendre que c'est à penser ce qui bougeait partout autour que mon mal se guérissait le plus sûrement.
La maladie peut faire penser. Et la pensée peut nous guérir. Quoi qu'il arrive on ne s'en sort pas : l'idéal vient nous embêter même quand on voudrait juste avoir le droit de se plaindre un peu.

01 septembre 2010

Ceci n'est pas une menace de meurtre.

Je passe ma vie à essayer de convaincre de jeunes adultes que la littérature est un art qui veut dire quelque chose pour eux. Un art qui peut changer leur regard sur le monde et les choses, sur eux-mêmes surtout; un art qui peut faire d'eux de meilleurs êtres humains.
Alors quand je vois à la télévision une publicité populiste aussi bête que la plus récente de Réno Dépôt, j'enrage. "C'est la fête du travail! Alors qu'est-ce qui sera plus plaisant ? Lire un roman (avec un ton méprisant)? Ou (ton exalté) poser des gouttières?"... LIRE UN ROMAN, PARDI!
Lisant, j'ai vécu des drames immenses, des joies lumineuses, des angoisses profondes, j'ai voyagé partout, rencontré des gens plus grands que nature, me suis rencontrée moi-même, surtout, et découverte telle que je ne me serais jamais devinée. Et même si je n'ai jamais posé de gouttières, je devine qu'il y a bien peu de chances que cette "expérience" soit à la hauteur de celle que permet la lecture d'un livre. Lisant, je suis en vie. Besognant, je m'oublie, et j'oublie l'espace vivant qui grouille autour de moi.
Que ce mépris des livres soit récupéré et utilisé à des fins publicitaires ne m'étonne pas. Existe-t-il en effet un lieu plus déshumanisant que la publicité commerciale ? Mais qu'il soit de plus en plus observable, et dans toutes les sphères de nos vies, me désole et me chagrine. Cela traduit une dépréciation tragique de tout ce qui peut rester d'humanisme dans notre monde. Et la "journée internationale du livre et des droits d'auteur" n'allège en rien ma peine, mais la renforce : c'est tous les jours qu'il faudrait empêcher les abrutis d'oser prétendre que lire apporte moins que rénover une maison qui n'a souvent besoin de rien d'autre que d'être remplie de moins de trucs inutiles. C'est tous les jours qu'il faudrait rappeler de toutes les façons possibles que lire est un besoin réel, lui, qui rénove notre vie plutôt que notre balcon.
Ce n'est pas bien bien original, comme crisette, mais sa répétition ne diminue en rien mon exaspération. Même si, malgré tout, il faut bien admettre que si j'enrage, ça me fournit aussi un souffle de plus pour remplir mon rôle du mieux que je peux, pour continuer de penser qu'une vie sans littérature est une vie moins pleine, et que Normand Brathwaite pourrait bien disparaître mystérieusement de notre espace public, ça ne me ferait pas un pli sur la différence.

23 août 2010

Trois petites choses

Parce que je m'étais bien peu trompée à lire tes yeux, quand c'est arrivé je me suis sentie vaincue. Mais même si je ne peux réfréner cet élan qui me pousse vers eux, j'accepte maintenant qu'il ne me mène à rien d'autre qu'à cette douce hypothèse : quand ton regard se voile, c'est qu'à cet instant tu existes mieux, plus, dans un ailleurs qui te ressemble.
Aujourd'hui, une connaissance qui ne tourne pas (en rond) dans les cercles littéraires a choisi de faire de ceci - "Je marche à côté d'une joie / D'une joie qui n'est pas à moi / D'une joie à moi que je ne puis pas prendre" - son statut Facebook. Ça voulait sûrement dire qu'elle n'allait pas, mais à moi, ça a fait du bien. Beaucoup de bien.
Et puis quand bien même je passerais ma vie à répéter les mêmes choses - transparence, humanisme, amour et idéal -, j'aurai au moins couru le risque de parler.

14 août 2010

(Im)puissances

En théorie, je peux penser l'abandon, le détachement.
En théorie, je peux regarder ma vie être colorée par L'étreinte des vents, qui ne parle au fond de rien d'autre que d'abandon, sans chercher à l'épuiser. Je peux accepter de devenir un peu la mère de ma mère, de voir changer mes amis d'une façon que je n'aime pas au point d'avoir envie de ne plus en faire mes amis, de voir se transformer un amour que j'avais cru lancé en autre chose d'encore plus grand qui ressemble peut-être plus à l'amour. En théorie.
Mais dans les faits, il y a une voix en moi qui crie très fort que ces gens ne sont plus mes amis et que c'est très bien ainsi, qui redevient une petite fille et pleure quand elle doit habiller sa mère qui n'en est plus capable et qui s'illusionne au point de croire que cet automne elle va convaincre deux ou trois étudiants que la littérature agit sur la vie, est la vie. Ce petit livre qui a transformé ma douleur en curiosité est là pour le prouver.
Peut-être dois-je combattre cette voix très forte qui résiste à l'abandon. Mais peut-être que je dois la laisser parler le temps qu'elle passe, parce que peut-être qu'abandonner c'est justement ça : laisser les choses venir, agir et accepter ce qu'elles vont avoir changé.
J'ai bien envie d'emprunter ce deuxième chemin. Alors oui, j'en fais encore une fois l'expérience, un livre peut changer une vie. Ce petit livre qu'il ne faudrait pas enseigner l'a bien prouvé. Mais ça, je ne saurai jamais vraiment le raconter.

07 août 2010

L'étreinte enlace, jamais n'emporte

L'autre nuit, précisément au moment où je m'apprêtais à ouvrir mon carnet pour me mettre en état de poésie, tout s'est éteint. Surprise d'abord par le bruit de cet éclair qui a endormi la ville, j'ai ensuite été apaisée, sereine. Et le gris du ciel, quand je suis sortie goûter ce rare silence des organes artificiels qui font courir la vie moderne, ne m'a pas ternie avec lui. J'ai plutôt été soulagée par la lumière timide de ce jeune matin bizarre qui laissait comme les choses en plan.
Mais je ne vis pas dans un roman. L'illusion romantique et son désir trompeur reposent d'abord sur un temps irréel, progressif, que les grands romans déjouent presque toujours, que la poésie a tôt fait de contredire souverainement. La route à parcourir n'en est pas une; je lui préfère les chemins tortueux, plus humbles.
Aussi quand cette semaine je me suis surprise à sourire souvent aux gens dans la rue, dans le métro, sans être vraiment heureuse, quand j'ai vu que mes sourires étaient des prières timides bien plus que des offrandes, je ne m'en suis pas voulu.
Ça reviendra. Ça reviendra.

04 août 2010

Présente. Et réconciliée.

J'ai les yeux lourds et le coeur en friche, labouré par des mots qui m'ont sauvée peut-être. Ceux d'Hélène Dorion. Encore.
J'ai ouvert ce livre, L'étreinte des vents, sans rien y chercher. J'ai lu les mots. Ça a suffi. C'était presque un accident; hier, je pose les yeux sur lui, mes mains l'empoignent, je l'ouvre de nouveau après l'avoir abandonné bien vite il y a quelques jours. Puis je le lis en ne sachant pas que c'était de lui dont j'avais besoin.
L'expérience de la littérature est une expérience liante. Circulatoire. Depuis cette nuit, je suis liée à ce livre qui, vivant, s'est "tend(u) de tout (son) être - comme un arc - vers un autre être pour le rejoindre." (p. 9) J'étais cet être, accueillant ce que je n'attendais pas parce que je ne l'attendais pas. "On écrit pour lier les choses ensemble, lier les êtres, les vies", propose Dorion dans la langue simple et ouverte qui est la sienne. (p. 124) Eh bien si j'écris ceci au crayon, chose rare, dans un carnet que j'avais depuis longtemps délaissé, c'est que ce lien a eu lieu entre le livre et moi, et que je veux le goûter. Un espace s'est créé - je suis en son centre et à sa limite - qui restera mouvant, s'étiolera peut-être mais m'aura fait embrasser cette peur qui m'habite au lieu de chercher à l'éliminer. L'étreinte des vents est une percée contre la peur et pour elle, la traversée d'une rupture douloureuse mais lumineuse, parce que toutes les fractures mènent au consentement, la mienne pas moins que les autres, et parce que sans faille rien ne s'ouvre. "L'Amour se penche sur la faille, la dévoile et l'éprouve; c'est l'espace nécessaire à la métamorphose." (p. 93)
Depuis cette nuit, donc, je suis liée à ce livre. Mais je ne m'agripperai pas à lui. Je l'abandonne parce que notre proximité sera plus agissante dans la distance. Et c'est justement ce qu'il a surtout changé : ce qui s'est brisé, le Mystère derrière tes yeux, je veux les garder intacts. Apprendre à les aimer. Apprendre à préserver en silence, ou avec quelques mots éclaireurs mais bien peu, l'Infini qu'ils portent en eux et qui les fait grands mais cruels, passagers comme tout le reste.
Même à distance, je continuerai de vivre ce livre en moi, parce que voilà ce que "lire" veut dire, a voulu dire pour moi cette nuit : les mots s'acheminent vers ce qui est là mais trouble et si l'on accepte de le faire avec eux, alors ce n'est plus tant le monde qui se trouve transformé, mais soi-même, que l'on redécouvre. Ce "là trouble" qui se révèle n'est pas qu'en dehors de soi, il est en soi, ici, ailleurs. "Alors on n'est plus face à l'Autre mais enfin à ses côtés. Et l'on renoue avec soi." (p. 62)
Enfin. Oui.

30 juillet 2010

Cynique et peureuse

J'étais en secondaire 5 quand j'ai retranscrit dans le cahier d'aphorismes que je prenais alors soin de tenir cette phrase célèbre de Cioran : "sans l'idée du suicide, je me serais tué depuis longtemps."
Eh bien, dix ans plus tard, je n'ai toujours pas le courage de me tuer, mais il y a des jours comme aujourd'hui où je préférerais mourir une fois pour toutes au lieu d'imaginer vainement que quelqu'un quelque part peut comprendre quelque chose. À commencer par moi.

21 juillet 2010

Valse indécise

Nu bleu, Picasso, 1902.
Il y a quelque chose de clair-obscur à mon été d'ivresse. Surtout beaucoup d'obscur, pour le moment. Quelque chose de brisé. Et dans l'instant expansif qui a précédé ma chute et étiré ma mémoire, je me suis revue cent fois, en souvenir ou en rêve, vivre la même chose. Je n'apprends pas.
J'ai quelques souvenirs précis, très brefs mais très prenants, de moments où, petite, je manquais de courage pour grimper un escalier. À la maison ou à l'école ça me faisait le même effet : d'une marche à l'autre, il me semblait que c'était un gouffre gigantesque qu'il me fallait traverser.
Je suis encore comme ça. Quand je commence un livre difficile, je voudrais déjà l'avoir fini. Et quand je dois frileusement affronter mes petits et grands mystères, risquer quelque chose qui m'est étranger - silence, foi ou impuissance -, je suis encore cette petite fille qui a bien hâte de finir ce qu'elle a peine à commencer.
Je n'apprends pas.

16 juillet 2010

L'ironie de la chose

Je suis une fille automatique. Tristement.
Par exemple, chaque fois que je peux me payer le luxe de lectures choisies, comme en ce début de vacances, c'est vers l'ironie populaire que je me tourne. Celle qui s'explique par formules-chocs et qui, sous le couvert de l'intelligence ratoureuse qui lui est propre, réussit à passer les pires atrocités. Dans le désordre, et avec une grâce très variable, ça veut dire Houellebecq, Toussaint, Beigbeder, Céline - j'en ai encore quelques-uns à découvrir, heureusement - Échenoz et quelques autres.
Cette fois-ci, c'est vers Nelly Arcand que je suis allée. Je la croyais du même acabit, provocante et sardonique, de ceux qui font sourire par trop-plein d'efficacité, de constats catégoriques un peu risibles mais bien tournés. C'est l'image que je m'en étais faite, même après l'avoir entendue plusieurs fois en entrevue, très sérieuse et comme pleine de cette mission qu'elle semblait s'être donnée, mais sans jamais l'avoir lue. Par snobisme ou désintérêt pour cette arrogance féminine qui continue de faire vivre les Christine Angot et autres Virginie Despentes, je n'avais lu ni Putain ni Folle, mais les événements que l'on connaît m'ont incitée, je n'y pouvais rien, à lui accorder une chance : elle faisait tout sauf du paraître, pour le moins. Je me suis donc lancée dans Paradis, clef en main pour partir les vacances - quelle idée !
Du malaise, j'en ai eu. De l'intelligence, un peu moins. Mais ça ne compte pas. Ce que j'y ai compris est beaucoup plus important : une fois la plus grande vérité du monde soulignée à gros traits, on a beau la savoir vraie, on n'y croit plus. Moi, du moins, je n'y ai pas cru. Dès l'ouverture, j'ai trouvé la phrase bancale, le message, lourd et la déprime, insistante. Et jusqu'à la fin, j'ai dû me répéter que c'était bien vrai, si vrai qu'elle avait choisi d'en finir. Parce qu'autrement je n'y croyais pas. J'ai honte de dire ça, soyez-en sûrs ! C'est terrible, voire immoral, d'affirmer une telle horreur. Les faits me contredisent, tout me contredit. Pourtant, je relis quelques passages et ça demeure : ça me semble faux.
En fait, l'ironie mordante à laquelle je m'attendais n'y était pas, mais il y en avait une bien plus grande : la vérité du monde et du réel ne suffisaient pas à me faire croire à celle du livre. D'ordinaire, la fiction m'apparaît, un peu comme à Aquin, beaucoup plus grande que le réel. Dans ce cas-ci, au contraire, une chance qu'il y avait le réel pour la faire grandir, sinon je l'aurais trouvée bien petite, cette histoire, face à l'immense douleur qu'on devine qu'elle voulait raconter.
J'admire le courage qu'il a fallu à l'auteure pour tâcher de mettre des mots sur ce qu'elle envisageait peut-être, je n'en sais rien, au lieu de se contenter d'un silence moins laborieux qui aurait évité les explications. Vraiment. Beaucoup plus lâche qu'elle, j'aurais raccourci les adieux comme je le fais toujours - passer à autre chose au lieu d'affronter la peine. Mais quand on se dirige vers le plus grand mystère qui soit, je suppose qu'on prend le temps de se faire une défense.
À preuve, à mon échelle ridicule, devant un peu de temps libre je me prends toujours à retourner vers le cynisme élégant que je connais si bien qu'il ne me force plus à rien. Devant juste un peu de temps libre, je choisis cette petite fuite-là, pas bien terrible mais pas bien courageuse non plus. Eh bien cette fois je n'ai rien pu fuir, il y avait une vérité plus forte que celle des mots pour me rappeler à l'ordre. Et c'est particulièrement savoureux de constater qu'une de mes lectures d'été les plus dérangeantes, et instructives, m'aura été fournie par un livre que je n'ai même pas aimé.

24 juin 2010

Ecce homo

Je ne sais plus bien où j'en suis. Mon corps est sur le point de craquer - je le lui pardonne : après 11 mois de travail sans pause, il a bien le droit de me faire savoir qu'il existe - et le reste aussi.
Hier soir, c'était le dernier cours magistral que je donnais en 11 mois. Sur Huis clos, qui plaît d'ordinaire aux étudiants et qui synthétise un existentialisme qui a, pour eux, des échos dans la "vraie" vie. Je le sais : c'est à leur âge que j'ai découvert cette pièce dont l'éthique fondamentale m'avait semblé être une solution à mon malaise perpétuel. Et les deux autres fois où je l'ai enseignée, elle avait effectivement voulu dire quelque chose pour eux. Mais pas cette fois-ci. Cette fois-ci, c'est plutôt dans une indifférence criante qu'ils ont accueilli mon enthousiasme; le vide dans leurs yeux et les silences lourds qu'ils m'infligeaient en disaient longs sur l'abîme qu'il y avait entre eux et moi.
Cela arrive, parfois. Mais hier soir, fatiguée, je n'ai pas pu le supporter, et j'ai craqué. Je leur ai dit combien leur insensibilité m'effrayait, combien je me désolais devant des gens si peu vivants, curieux. Mais je l'ai mal dit, au bord des larmes et tremblante. Et ils ne le méritaient pas tous.
Ce matin, je suis donc tout bonnement prise par les remords de l'enseignante qui a débordé. Pour me calmer, je plonge dans Beloved, de Toni Morrison, qui n'a rien de calmant mais dont l'atmosphère trouble m'éloigne des petits soucis réels qui n'ébranlent rien sauf moi. C'est dans un contexte similaire que j'avais lu Faulkner, plus jeune, presque tout Faulkner, sous un soleil chaud qui brûlait un peu la solitude que je n'arrivais pas à supporter et dont je ne savais pas sortir.
En m'entourant de fantômes et d'étrangeté, j'oublie un peu que je suis trop humaine. Ça fait du bien.

19 juin 2010

Accompagnements

Ce soir, souhaitant me départir du plus grand nombre de livres possible pour regarnir les tablettes d'oeuvres plus essentielles, j'ai fait le ménage de mes bibliothèques. Pensant à toutes ces vieilles choses que je continue de traîner en sachant bien que plus jamais je ne les lirai, je croyais bien pouvoir me délester d'au moins trente livres. Au moins. Or j'en ai retiré neuf. Neuf pauvres titres ne pouvant plus rien pour moi.
Je devrais être un peu déçue; j'en suis, au contraire, ravie. En dehors des quelques études que j'ai retracées dont je ne me soupçonnais pas propriétaire et qui risquent d'être fort éclairantes, j'en tire une autre preuve que j'ai choisi le bon chemin : pour moi, un livre continue d'agir même en silence, même oublié, et cette action est trop importante pour que je me départisse de l'incarnation matérielle qui me la rend visible.
Mes livres murmurent en effet perpétuellement. Leurs chuchotements forment la musique qu'il faut, toujours, pour dormir ou pour penser, qui me calme ou m'emporte quand il m'arrive de ne plus l'écouter que d'une oreille distraite. Mais même si c'est vrai sans cesse, certaines lectures la ravivent instantanément et multiplient cet accompagnement précieux.
Une idée simple d'Yvon Rivard est de celles-là. Je n'en tire pas de leçon précise, je ne discerne pas (encore) ce qui, parmi tout ce qui bouge dans ce livre-là, durera en moi. Pourtant, ces jours-ci, il y a toujours quelque chose qui émane de lui où qu'il soit placé - je le promène, du bureau à la table de chevet, de la bibliothèque au sac, cherchant sans doute la place qui lui revient - qui m'oblige un temps d'arrêt et qui m'appelle même quand je ne m'y attends plus. J'avais écrit ici que je devrais "absolument" reparler de cet immense livre, et j'en sens chaque jour le besoin. Mais je ne sais pas par quel bout le prendre, lui qui résonne de toutes sortes de façons et dont la lumière diffuse me semble si englobante qu'elle devient difficile à penser.
En essayant malgré tout d'identifier une chose, parmi toutes les lectures nouvelles et les idées vivantes que Rivard propose, qui m'aurait profondément émue et renversée, je suis arrivée à deux petites conclusions, pas nouvelles mais bonnes à ré-entendre. La première : le savoir aide à vivre. Si cet être humain extraordinairement ouvert et compatissant peut faire voir autant de bonté à travers de simples commentaires de lectures ou des réflexions libres, s'il parvient à formuler une pensée en laissant autant de place à la parole d'autrui, comme pour bien signaler qu'on n'est jamais rien d'autre qu'un maillon de la chaîne, c'est forcément que la littérature fait littéralement ce qu'il souhaiterait qu'elle fasse : elle rend meilleur. Et celui qui prend le risque de partager cet étrange savoir portera véritablement "assistance à autrui" (p. 9) en l'incitant à aller voir lui aussi ce qui, à travers la parole et la fiction, peut tout simplement lui apprendre à mieux vivre. La seconde : la littérature est - je ne cesse de l'écrire ici mais je trouve trop rarement des "littéraires" assumant aussi complètement que lui cette posture - une éthique. Lire comme il lit, penser comme il pense, cela suppose une manière d'être qui dépasse largement le cadre de la littérature ou, pour le dire mieux, ce cadre lui-même dépasse infiniment celui auquel il est trop souvent restreint. Le dialogue constant que Rivard maintient entre le livre et le monde, son attention sublime aux silences de cette vieille femme qu'elle voudrait qu'on raconte pour elle, par exemple, et l'exigeante empathie que sa manière de voir l'homme et le livre implique sont autant de preuves des pouvoirs de la littérature sur la vie, la vraie. Et ces pouvoirs sont tels que la pratique de la littérature - lire, écrire, enseigner, penser et le reste - n'est pas une activité d'exception qui se laisse mettre de côté quand il m'arrive, comme souvent, de la sentir un peu marginale, mais doit au contraire tenir lieu d'approche première du réel et des gens.
Alors même si je ne trouve rien de bien neuf à en dire, même si je baigne encore dans son accompagnement diffus, je suis heureuse de savoir ce livre parmi mes autres, de savoir que son murmure s'ajoutera à ceux qui rendent déjà mes bibliothèques vivantes. Parce que quand je me sentirai démunie devant "l'énigme quotidienne de la vie et de la mort" (p. 77), il sera là avec les autres pour me rappeler que cette faiblesse est aussi ma plus grande force, et que c'est précisément cette fragilité qui me rend, parfois, plus grande et plus vivante.

20 mai 2010

Charlie Sheen, mon sauveur

Sur notre petit meuble de cuisine, en ce moment, il y a, bien empilés, les revues Women's Health, Cosomopolitan et Elle Quebec, et le grand livre d'Yvon Rivard, Une idée simple.
Hier soir, alors que nous cherchions quelque chose à la télévision qui ferait consensus, c'est l'émission "Contact" que j'aurais voulu regarder, mais ma colocataire a plutôt choisi une émission de téléréalité sur la mère d'un toxicomane qui voulait le sauver (ou quelque chose du genre).
Ensuite, pendant que mes colocataires et amis regardaient "Say Yes to the Dress" à TLC, je corrigeais des dissertations portant sur Le ciel de Bay City, ou alors je lisais ce chef d'oeuvre d'Yvon Rivard, Une idée simple. Et je trouvais dans sa parole sublime alliant intelligence et légèreté précisément ce qu'il y avait partout dans ma vie : la nécessité répétée de l'insertion de la pensée dans le monde, et l'exigence pour l'intellectuel d'une ouverture à ce que la vie a de plus concret.
Je vais absolument devoir reparler de cet ouvrage grandiose qui place l'intellectuel - celui dont le travail consiste à faire bien plus que mesurer sa distance au monde, mais à chercher sans cesse à la diminuer; ce blogue, dois-je le rappeler, s'appelle "approches de l'idéal" - dans le réel. Mais pour tout de suite, je peux dire que j'aime constater la présence dans mon quotidien de cet éclectisme qui permet un dialogue entre le postapocalyptique et le trivial, entre Peter Handke et Oprah Winfrey.
Je ne dis pas du tout que c'est moi qui, avec Rivard, Handke ou Mavrikakis, ai raison. Bien au contraire. Je dis qu'une chance que là où j'habite il y a "Two and a half man" en toile de fond, parce qu'autrement, j'aurais toutes les chances de m'égarer dans les dédales aussi infinis que futiles d'une pensée ou d'une parole qui ne voudraient rien dire sauf pour moi-même.

15 mai 2010

Aimer le dire, et vice-versa

Amoureuse, je refuse dans un premier temps d'admettre que "l'amour se paie toujours par la perte de la raison, par l'abandon de soi et par la mise sous tutelle qui en résulte." (p. 37) Je refuse tout net que, au dessus de cette béance, mon "regard (soit) vide", qu'il soit, "comme on dit fort justement, éperdu." (p. 36) Je refuse que l'amour me mette forcément "hors du monde." (p. 38) Et mon corps, violé, se cambre durement sous le poids de cette objection.
Parce que c'est d'abord mon corps qui s'oppose à la condamnation sans appel de l'amour que propose ce livre de Süskind que je viens de terminer, Süskind que je ne connais d'ailleurs pas et dont l'oeuvre ne m'a jamais beaucoup intéressée. Mais justement, pourquoi l'avoir lu, sinon pour être ainsi confrontée à ce que je sens monter en moi depuis que je suis perdue par l'amour, à ce que j'observe chez les amoureux autour de moi qui, se croyant pleins, se retirent du monde ?
Aimant, on imagine son regard plein du feu sans cesse renouvelé que l'autre fait naître en soi. Aimant, on porte une parole nouvelle : le monde que cet amour révèle doit être raconté sans cesse, infiniment, parce qu'il éclairera aussi les autres qui n'aiment pas comme on aime et à qui on veut montrer ce que veut vraiment dire aimer; on se fait Borgès, mais romantique. Aimant, on est pédant, adolescent.
Or cette parole nouvelle s'épuise, inévitablement. On ne sait plus quoi dire, comment le dire. Et puis on a peur : si notre besoin de raconter s'essouffle, notre amour s'essouffle-t-il forcément avec lui ? Après la folie de l'ivresse, il y a la peur du silence, parce que même si chacun sait qu'en fait c'est précisément en silence que s'exprime le plus exactement l'amour, ce silence veut forcément dire une absence, une fin.
Pour Süskind, cette folie est pure perte, négative. Pourtant, il me semble que cette ivresse voisine de la foi s'approche dangereusement de l'amour tel que le suppose Eros, patron des amoureux. Amoureux, on s'élève, on crée malgré soi, on aspire sans cesse à renouveler cette parole que l'on sait limitée. Même s'il mène à l'absence et, Süskind l'affirme à tout le moins, à la mort, l'amour est d'abord un principe de multiplication de la vie. Pendant qu'il/elle dure.
Voilà donc, dans un premier temps, ce que j'en ai pensé, de cette réflexion sur l'amour un peu péremptoire qui empeste le vieux garçon frustré.
Mais puisque le temps ne s'arrête jamais, il a bien fallu que je le revisite, mon amour, ma parole d'amoureuse qui se répète et se répète. Que je me rappelle du tout début, où c'est littéralement sous la forme d'une pulsion destructrice qu'elle m'est venue, cette passion. Que je me souvienne que la pensée qu'elle créait en moi était "sans issue : le présent, la peau, l'Autre." (p. 35) Que je ne pensais qu'en apories - "je l'aime de tout mon vide" (p. 97) - et jusque dans la négation de celui que j'aimais, parce que sans cesse "la présence des autres creusait davantage son vide en moi" (p. 76) et, du même souffle, mon absence au monde. Que mon temps d'en-dehors du monde s'articulait autour de coups de téléphone qui me faisaient exister soudainement, comme par surprise, dans un "présent si fort, si haletant, que l'avenir et le passé me sembl(aient) à des années-lumière." (p. 60) Il a bien fallu en somme que je lui donne raison, à Süskind : l'amour naissant est destructeur, et n'a rien de l'idéal qu'on nous vend si souvent. Dans Se perdre, Annie Ernaux m'en faisait du reste la brillante démonstration.
Pourtant, je n'ai pas abdiqué. J'ai cherché des preuves que l'amour est chose vivante, créatrice. Chez Ernaux, il faut bien le dire, ça pullulait. Pour elle, être passionné veut dire "ne rien perdre de la vie pure" (p. 173). Et parce qu'aimer nous place "souvent (...) comme au bout de la vie" (p. 149), "(la) passion bourre l'existence à craquer." (p. 74)
Mais il y en avait chez moi aussi, et peut-être surtout. C'est en effet évidemment parce que je refuse de taire l'amour qui m'habite que je me suis entêtée à trouver une astuce pour continuer d'en parler, même s'il fallait passer pour cela à travers une réflexion qui en propose une critique absolue. N'est-ce pas là la preuve que, bien loin d'être en dehors du monde, l'amoureux joue d'ingéniosité pour s'imposer au monde dans tout ce qu'il a d'infatué, certes, mais aussi de bouillant et d'avide ? N'est-ce pas là la preuve qu'aimer veut dire être en vie ?
Voilà au fond où je voulais en arriver. Süskind et Ernaux m'y ont aidée. Bien malgré eux.
Références
En italique : Patrick Süskind, Sur l'amour et la mort, Paris, Le Livre de Poche, 2006.
En gras : Annie Ernaux, Se perdre, Paris, Gallimard, "Folio", 2006 (2002).

11 mai 2010

Candide ?

J'aime voir ces jeunes amoureux qui se caressent en douce pendant le cours, et j'aime ne pas pouvoir m'empêcher de leur sourire, parce que mon amour aussi est là, en classe, même s'ils ne le voient jamais, sauf peut-être dans une certaine rougeur sur mes joues et dans le sourire bref qui me vient malgré moi.
J'aime voir "Félicitations aux Canadiens!" sur mon autobus le matin, pouvoir ouvrir mes cours avec un commentaire sportif bidon et constater l'engouement d'une ville pour une fois au diapason autour d'un sport qui, s'il est violent, a au moins le mérite de montrer ce que veut dire le dépassement de soi.
J'aime ce printemps froid qui garde l'esprit alerte.
J'aime lire "meilleure prof de français à vie" sur les évaluations de mon enseignement, même si j'aime surtout y lire, béate, "l'analyse que vous faites des livres fait apparaître ce qui était pour nous invisible, ou nous fait apparaître dans les livres".
Parfois, il n'y a tout simplement rien de plus à dire que la certitude que ça ne durera pas longtemps. Hélas.

04 mai 2010

Moi en littérature / Moi en littérature

Plus je "vieillis" - je fais un tel effort pour me tenir jeune (mon image au travail pourrait le confirmer!) et je suis encore si adolescente dans ma manière d'être au monde que "vieillir" est un bien grand mot... - plus je suis incapable de résister à cette tentation tout à fait populaire qui consiste à apprécier se "retrouver" dans les livres qu'on lit.
Dans La petite et le vieux, ce roman d'une collègue, Marie-Renée Lavoie, que je n'ai pas pu m'empêcher de lire même si je ne la connais pas parce que j'avais là la preuve qu'être professeure n'empêchait pas l'écriture, j'ai rencontré la première "Jacinthe" de fiction que je connaisse. J'ai lu un peu; je n'ai croisé jusqu'à maintenant aucune "Jacinthe" en fiction. Or c'est mon nom. Je ne l'aime pas - ce son, "in", m'irrite au plus haut point - mais je n'y peux rien. Malgré moi, la rencontrant là, je n'ai pu contenir mon envie de la comparer à moi. Or qu'y avait-il ? Une catatonique caféïnomane. Une femme silencieuse et triste dont l'ennui face à la médiocrité du monde ne faisait pas le poids face à une surdose d'excitant, "une femme au visage complètement fané dont les yeux sans couleur ne s'accrochaient à rien"*. J'aurais pu être déçue. Il n'en fut rien. Cette Jacinthe réagissait avec plus d'intégrité que moi à la triste réalité que nous constatons toutes deux. Pour la première fois de ma vie, j'ai aimé une autre "Jacinthe".
D'abord, la littérature était pour moi une sortie. De moi, enfin, de mon temps et de mon lieu. J'aimais Dostoïevski, Flaubert, les grands romanciers, Gogol, Céline, Nabokov, Houellebecq. Aujourd'hui, je ne sais même plus ce que veut dire "grand". Je ne sais que chercher une parole qui saurait dire ma petite inadéquation au monde, et ne trouver que bien peu d'intérêt quand je ne la trouve pas. La beauté, l'historicité, ne comptent pour ainsi dire plus dans mon appréciation de la littérature. Aujourd'hui, donc, j'aime surtout entrer en moi par la littérature.
Ce sera sans doute momentané : mon expérience de la lecture m'a trop souvent prouvé qu'il s'agissait chaque fois de redécouvrir de quoi il s'agit. Mais pendant que ça dure, j'ai bien envie d'en profiter. Parce que chaque fois que ça passe, je me surprends à être émerveillée par ce que la littérature peut encore faire sur ma vie. Et puis je cours volontiers le risque; j'y ai tout à gagner.
*
J'ai offert en cadeau un livre qui ne m'intéresse aucunement**, que jamais je n'aurais lu, et que pourtant j'ai désormais bien envie de lire. Celui à qui je l'ai offert est pour moi si admirable, si entier et humain, que j'ai beaucoup de peine à n'être pas attirée par cette parole dont je savais bien que dans son cas elle allait viser juste, et dans le mien - je suis, hélas, atrocement snob; vous avais-je dit que j'étais un peu adolescente ? - sembler superflue.
La littérature - quoi qu'en pensent mes étudiants - n'est pas un savoir mort, bien au contraire : sa pertinence se multiplie par l'expérience. Plus : la littérature n'est ni une science ni un art, c'est une communauté. De cela, et surtout toute seule devant mon écran, lisant, pensant et écrivant, je suis de plus en plus sûre.
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*Marie-Renée Lavoie, La petite et le vieux, Montréal, XYZ Éditeur, p. 189.
** Les Dérives de Biz, que vous trouverez dans tous les bons libraires.

19 avril 2010

Dissipée et vivante

Ma chambre a rarement été un tel bordel. Ma tête non plus, ni ce que je dis, ce que j'écris ou ce que je lis (et ne lis pas); la tendance est à l'éparpillement.
J'écoute Marilyn Manson très fort quand, trop tard et trop tôt, j'essaie vainement de m'endormir, mais je choisis Arvo Pärt en douceur pour travailler. Je suis épuisée, et cruellement, mais je dévore tout ce qui se trouve sur mon chemin pour ne pas ralentir. Je sacre et je rigole en enseignant, mais je perds la tête dans de v(il)ains vertiges quand vient le moment d'aimer ou de sourire.
Oh, et je travaille sur L'Attrape-coeurs, aussi, pour et avec de jeunes lecteurs. C'est chaque fois pareil : j'en tombe si férocement amoureuse que je voudrais moi aussi dériver n'importe où en dehors de ce qu'on attend de moi.
Si j'y arrive ? Non, évidemment. Mais, même à ma toute petite mesure, je continue d'essayer. C'est moins ennuyant.

11 avril 2010

Liste 3 : du bout du monde

Ce que je vois devant moi :
l'espoir de regards sous le charme, la fin peut-être de la dureté tranchante qui me tient lieu de masque, l'espace multiplié de cette parole qui m'appelle, un rêve et ton visage : tu m'as comprise.

04 avril 2010

Le strict nécessaire

Pas le roman, non; difficile de légitimer la création d'un système reposant sur l'hypothèse d'une unité dans ce monde où le sens passe - je dois malheureusement donner raison à Derrida - par la différence. La poésie? Peut-être. Mais elle doit raconter pour s'inscrire dans la vie, ou l'inscrire en elle. Ce serait donc plutôt la prose ou le récit poétique. En fragments, parce que je ne sais rien dire d'autre que les couleurs de l'instant.
Mais des couleurs, ça ne suffit pas. Je voudrais savoir ce que je voudrais dire qui serait nécessaire, viscéral. Quelque chose qui pourrait me transformer presque autant que l'exercice de la pensée, quelque chose qui, peut-être, transformerait aussi celui qui y trouverait une résonance pour lui.
Je le vois partout, ce nécessaire, ou le devine pour être plus juste. Et je sais un peu comment je voudrais le dire. Mais c'est un travail à recommencer chaque fois : la durée n'est pas une alliée pour cette écriture d'un nécessaire petit et assez humble pour ne rien vouloir dire de plus que l'essentiel.

03 avril 2010

Poussières sur la ville (hélas, je n'ai pas pu faire mieux)

Cette semaine en aura été une de réconciliations.
Il y a eu ce cordonnier, d'abord, petit homme fébrile et croyant qui a trouvé son espace, minuscule et vivant, entre deux étagères débordantes de chaussures abandonnées, des dizaines de bottins téléphoniques encore emballés et des décennies de petites histoires vécues à travers des clients qu'il questionne non pas pour être poli, mais parce qu'elle est là sa vie, au bout d'un chapelet fièrement exhibé et dans le regard de ceux qui viennent à lui.
Il y a aussi eu ces marches dans le gris de la ville, Ontario, de Maisonneuve, Sainte-Catherine en poussières, habité par des êtres obliques qui m'émeuvent autant qu'ils m'effraient : on ne sait jamais ce qui peut sortir d'autant de vraie soif et de discussions de coin de rues.
Il y a eu des lectures faites dans des cafés bondés, voisinage - les livres et les gens - dont je m'abreuve ces jours-là pour enfin un peu sortir de moi.
Et il y a eu une vérité, petite mais importante, qui une fois dite m'a libérée, comme le font toutes les vérités, quoi qu'on en dise.
Oui. Cette semaine, j'ai trouvé dans le gris de la ville quelque chose comme un sublime, une beauté sale qui faisait du bien à ce qui clochait en moi : l'oubli trop prolongé d'une quête qui a longtemps été la mienne, et qui consiste à chercher le moins ardemment possible quelque chose à raconter. C'est toujours comme ça que les histoires commencent.

23 mars 2010

Douce perversion

Je cherchais récemment un érotisme élégant; je l'ai trouvé. Dans Coeur blanc, de Richard Millet.
Millet fait partie de ces écrivains que je déteste souvent et que je lis toujours. Avec lui : Beigbeder, Houellebecq, Gombrovicz et les autres qui pensent avoir compris. Millet, ce qu'il a compris, c'est la vraie France, la vraie Littérature, la vraie Pensée, toutes ces Choses nobles à majuscules au nom desquelles il se donne le droit de mépriser les choses minuscules et avilissantes que sont par exemple le rock ou la langue populaire. Le grand pontife est un peu ridicule; si c'est du fond de sa campagne limousine qu'il écrit, il a plutôt l'air coincé en 1857. Pourtant.
Il y a sa langue, d'abord, limpide et musicale quoique ponctuée de petites raretés, perles surannées et d'autant plus charmantes. Il y a ses personnages, ensuite, louches et gris, donc vivants. Il y a le monde qu'il continue de faire exister au fil des livres, enfin, paysage ambigu dont le ciel et la terre troubles contaminent ceux qui l'habitent. C'est un vieil homme aigri que je lis chaque fois. Soit. Au moins, il sait raconter, et bien.
Son Coeur blanc est loin d'être pur : le moraliste trahit ses obsessions dérangeantes, où de jeunes gens se découvrent à travers une sexualité marginale, solitaire ou à distance. Mais les expériences du corps qui nous sont présentées à travers ces nouvelles, si elles sont un peu redondantes, dépassent largement le monde des déjections et de la chair crue de sa Gloire des Pythre, et continuent de faire vibrer en moi le potentiel de révélation du corps sur l'âme.
Et puis il y a cet autre avantage, aussi : maintenant, j'ai une autre raison de le détester, ce vieux pervers à noeud papillon.

10 mars 2010

Liste 2 : là où l'on sait

Ce que je n'ignore pas ce matin :
que j'ai connu la poésie et m'en ennuie, qu'il n'y a rien que ton sourire de cette nuit-là ne peut calmer, que je ne parle pas mathématiques, que si j'outrepasse les limites de mon corps souvent c'est qu'elles l'ont trop longtemps empêcher d'exulter, que la liste des petites choses encore à faire ne s'épuise jamais et qu'elle est beaucoup plus terrifiante que celle où une vie avec toi se tient droit parmi les grands rêves qui éclairent ma nuit.

09 mars 2010

Liste 1 : vers le rien

Ce que je n'écrirai pas aujourd'hui :
Que je ne saurai jamais créer des personnages, que je suis essoufflée juste à m'imaginer vivre dans sa tête qui crée tout à chaque instant, que je suis si prise par l'insomnie que je ne suis pas certaine d'écrire ceci, que je trouve belle sa façon de s'emporter loin du reste et de chercher à nous amener avec lui, que je n'arrive pas à lire Julien Gracq et que je ne trouve rien pour le remplacer, que je voudrais un morceau de réel solide et coloré pour en être quitte une fois pour toutes.

20 février 2010

L'érotisme, à la lettre

C'était autour de la Saint-Valentin mais ça ne changeait rien : c'est tous les jours la Saint-Valentin pour moi, encore médusée devant l'amour immense qui m'habite depuis quelques mois. Je fouinais quoi qu'il en soit sur divers blogues à la recherche d'un érotisme élégant, quelque chose qui traduirait la tendresse fébrile et les vibrantes caresses que se partagent les amants véritables. Je fouinais, mais je n'ai pas trouvé.
Y a-t-il vraiment des lecteurs pour le seul érotisme, clinquant et vulgaire - quel soulagement de n'être pas affligée de fantasmes aussi dénués d'intérêt -, que j'ai réussi à trouver ? A-t-on vraiment besoin de tout dire, de tout nommer ? A-t-on oublié l'immense pouvoir de la suggestion et du charme ? Comment la jouissance du dévoilement peut-elle opérer si plus rien n'est voilé ?
Finalement, ce n'est pas sur la toile que j'ai trouvé une parole à la hauteur des frissons du corps que je voulais ressentir. J'aurais dû le deviner : la douce musique des chuchotements amoureux ne s'écrit qu'en petits caractères, bien loin derrière les cris d'un trop grand nombre d'écrivains virtuels.
Je ne saurais mieux faire, remarquez - je ne suis pas écrivain. J'ai donc tourné doucement le regard vers celui qui me donne la force de courir le risque sublime de l'élan amoureux, et je m'y suis abandonnée. Soulagée, j'ai été reconnaissante, pour une fois, de pouvoir vivre ce que je ne pouvais pas lire.

06 février 2010

Parce que je ne pense pas en dehors de moi...

Il y a l'enivrement, évidemment, mais il y a aussi la fébrilité de tous les jours, qui ne mène pas à d'autres conclusions finalement. Et on en a peur, allez savoir pourquoi.
C'est toujours pareil. J'ai peur de ceci, de cela, je fais ce qu'il faut pour faire semblant, mais ceux qui comptent savent qu'il n'y a rien qui vit plus pour moi ce matin que ce petit être qui frétille sûrement en ce moment même devant les rêves qui sont aussi vrais que le vrai, et que ce grand être, son père, qui rêve peut-être à lui, peut-être à moi, mais qui rêve sûrement, parce qu'il n'y a rien de plus grand que son coeur immense qui veut tout prendre.
L'exercice de la pensée n'est peut-être rien d'autre que le risque de cet arrêt sur le temps, cette prise sur un moment d'égarement qui sait dire ce qu'on est bien plus que tous les discours psychologisants à la con. Il y a la psychologie partout, et soudain mon dieu j'ai peur; existe-t-il des gens qui, quotidiennement, et contrairement à moi, prennent le risque de penser à autre chose qu'à ce qu'ils sont?

30 janvier 2010

Aujourd'hui

Tout dernièrement, j'ai relu ce que j'ai écrit ici. C'est une chose que je fais assez peu, et je vois bien pourquoi : l'exercice est cruel.
D'abord parce que cet idéal qui motive ma parole provoque une certaine redondance, signe que j'ai au fond bien peu d'idées qui comptent. Aussi parce que, malgré toute ma bonne volonté, malgré tous ces moments où, presque chaque jour, je pense "ah, voilà qui mériterait d'être raconté", j'écris trop peu. Je n'ai pas la parole facile, et suis le plus souvent beaucoup trop orgueilleuse pour risquer qu'elle trahisse les petites idées qui me tiennent à coeur. Je ne suis ni pire ni meilleure qu'un autre, évidemment. Mais c'est quand même un peu déçue que j'ai - encore - compris, devant le peu que j'ose écrire, la fragilité de cet idéalisme auquel je m'accroche même s'il ne fait pas le poids devant les jours qui filent, les silhouettes qui fuient et le confort des silences gris.
Heureusement, il y a malgré tout quelque chose qui m'est apparu grâce à cette relecture, une chose toute bête, sûrement, mais qui éclaire autrement le temps que je consacre à rédiger ces quelques textes. De tous les mots, outre l'idéal, c'est celui-là, "aujourd'hui", qui apparaît le plus souvent sur ce blogue. J'en suis ravie.
Il me sert d'ancrage, évidemment, parce qu'écrire n'est rien d'autre, pour moi, qu'une tentative de cerner ce qui vit dans les quelques instants où le temps s'arrête, ou continue, et sublime ce qui passe avec lui. Ainsi, je vois dans ce mot transparent une illustration de ce que j'aimerais savoir faire : montrer ce temps sous une lumière nouvelle, sous un jour nouveau, comme on dit, pour que, l'élucidant, j'existe moi aussi davantage. L'écriture me fait entrer dans un état de temps que je souhaiterais pouvoir traduire; pour le moment, c'est en m'arrêtant à cet "aujourd'hui" plus vaste que l'instant que je tâche d'y parvenir.
Parce que si l'aujourd'hui est une durée perpétuellement réalisée, active et bouillonnante, elle pose tout de même des bornes, même illusoires, utiles à ma pensée trop ambitieuse pour ses moyens. Dans l'aujourd'hui, j'ai un pied dans le possible et un autre dans l'achevé, et le monde que j'habite s'en trouve multiplié. C'est une solution facile, peut-être, mais elle a le mérite d'être une des rares portes d'entrée que j'ose traverser pour aller vers une parole qui m'effraie toujours autant qu'elle m'exalte et me crée.
Le peu que j'ose écrire témoigne donc certes de la fragilité de mon idéal, de mon incapacité à lui rendre justice comme je souhaiterais tant le faire, mais s'il peut continuer de se situer dans la lumière du temps ouvert et révélateur de cet aujourd'hui qui manifestement le gouverne, ce peu aura tout le même le mérite d'avoir pris le risque le plus noble à mes yeux, celui d'une parole modeste, collée à ce qu'elle connaît le mieux : le jour qui l'a fait être.

20 janvier 2010

L'avant, l'après

Prise de quelques regrets, aujourd'hui j'ai regardé les quelques mois à venir en oubliant qu'ils n'avaient encore rien dit.
Je n'ai jamais planifié mon avenir, mais j'ai toujours pris soin de trouver des stratégies pour ne pas oublier le passé. Ma vie est ainsi faite de retours sur des lieux déjà habités, des écoles déjà fréquentées, des gens déjà côtoyés. Et j'aime ces retours qui me rappellent ce qu'il y a eu d'éclaté en moi, de rieur et de fou.
Le seul toujours que je connaisse est donc celui de l'avant, que je nourris et manipule pour que ne s'oublie que ce m'avait ternie. Quand, comme maintenant, l'avenir que j'anticipe m'angoisse et me rend grise, je cesse pourtant de penser la durée et me donne la liberté de cesser d'aspirer au "mot toujours / qui est le mot le moins humain qui soit / et le plus cruel, et le plus étranger.*"
Ça a sans doute moins d'élan, mais il me faut peut-être autant de force pour affronter l'immobile que pour me précipiter vers ce qui vient. Alors j'essaie, pour voir.
*Pierre Nepveu, Les verbes majeurs, Montréal, Éditions du Noroît, 2009, p. 37.

17 janvier 2010

Haïti

Je venais de terminer L'énigme du retour, reçue en cadeau pour Noël. Je n'en avais pas pensé beaucoup de bien. Le sens un peu lourd de la formule donnait, pour quelques belles idées, beaucoup d'écriture. Trop d'écriture.
Sauf que voilà, je n'y peux rien, c'est bête, c'est naïf, c'est simple, mais c'est comme ça : depuis quelques jours, j'ai l'impression d'avoir une source de lumière posée sur le coin de mon bureau.

08 janvier 2010

L'ennui

Je traverse une insomnie ce soir, qui me désole un peu.
Petite, pour m'aider à dormir bien plus que parce que j'en avais peur, je prenais plaisir à animer les ombres des vêtements dans mon garde-robes pour qu'elles deviennent ces choses effrayantes qu'il semblait d'usage de craindre.
Cette nuit, j'ai eu beau essayé, ça n'a rien donné.
C'est tout de même triste de n'avoir plus rien que des petites peurs ordinaires - décevoir, perdre, échouer, se perdre - pour meubler les moments creux. Ce doit être ça, l'ennui : ne plus oser sauter sur le tremplin de la peur nouvelle.
Je ferais bien d'aller dormir, je crois. J'y risque plus, et moins à la fois.