08 octobre 2010

Amours contemplatives

Avec l'automne vient une lenteur qui m'alourdit. Mais d'une belle lourdeur, qui sent bon la pluie orange sur les feuilles des arbres et donne à mes idées une saveur nouvelle.
Parce que ce temps-là est pour moi celui de la contemplation. Le froid de l'hiver est propice à l'introspection et à mes rares amitiés, parce que seul tout ce qui vibre d'humanité parvient à mettre un peu de feu dans la blancheur impure de ma ville qui gèle. Sous un soleil de canicule, mes yeux s'arrêtent avant l'horizon pour ne s'accrocher qu'aux plaisirs fugaces et volatiles qui font courir le temps vers une nuit fraîche. Mais l'automne, une fois le rythme de mon année bien installé, chaque petit moment devient matière à narration.
Ça n'est pas que bien. Dans cette lenteur humide, il m'arrive de me féliciter après avoir brossé mes dents ou plié ma lessive tellement il me peine d'occuper ce temps qui défile lentement à autre chose qu'à rien du tout. Et je me trouve forcément ridicule de devoir m'encourager comme ça pour chaque petite victoire sur un quotidien pourtant bien simple. Mais ça n'est pas que mal non plus.
Cet après-midi, par exemple, j'étais "en disponibilité", comme on dit, pour des étudiants qui sont bien rares à venir en profiter. Pour passer ce temps à autre chose qu'à admirer les feuilles colorées des arbres du parc sur lequel donne la grande fenêtre de mon bureau - je suis bien tombée cette session-ci -, j'ai fouillé dans la bibliothèque des mathématiciens qui occupent habituellement les lieux et suis tombée sur un tout petit livre, Sa femme, d'Emmanuelle Bernheim.
Je n'en avais jamais entendu parler. C'était le seul ouvrage qui ne parlait pas statistiques ou calcul différentiel de la bibliothèque, alors je l'ai ouvert. Et je l'ai lu.
Quand je l'ai refermé, une heure et demie plus tard, je n'étais pas transformée. Mais avoir été happée de cette façon par un livre dans un bureau vide qui sent la clinique médicale, ça, ça m'a transformée. Que ces phrases drues, sèches, que ce personnage presque immoral m'aient aspirée tout entière pendant que dehors une pluie froide tombait sur des arbres en couleurs, ça, ça m'a changée. Je ne retiendrai pas grand-chose de ce que racontait ce livre, mais je me souviendrai longtemps de cet après-midi d'automne où les pouvoirs de la lecture se sont encore une fois révélés à moi.
Or si mon regard sur l'automne profite de tels moments de beauté, il devient aussi plus incisif, sévère. À mon endroit, et envers les autres. Des petits travers qui ne me préoccupaient pas beaucoup sous la lumière de l'été deviennent soudainement très lourds, eux aussi. Je suis comme Bernard des Vagues : contemplative quand ça me chante, barbante le reste du temps. Aussi me vient-il vite à l'esprit quelques réflexions sur ce que veut dire contempler, ces temps-ci. Mais en dehors de la philosophie ou de la religion. En dehors de Plotin ou de Rûmi. Dans la réalité.
Dans la réalité, ma contemplation révèle assez peu de choses et en imagine beaucoup. Je regarde tout comme si c'était une oeuvre d'art, et ne permet aucun accroc. Chaque personne que je côtoie se voit comme dessinée dans mon esprit et si elle s'éloigne de ce croquis, je ne sais plus rien. Contemplative, je regarde à peine, et j'invente beaucoup. Ma contemplation est une création que je ne devrais savourer qu'avec beaucoup de scepticisme.
Pourtant, il existe une autre contemplation. Je connais quelqu'un pour qui contempler veut dire regarder. Quelqu'un qui aime si fort que ce qu'il voit chez les autres ne se trouve pas sublimé, mais embrassé par son regard. Quelqu'un qui, jusqu'à un certain point, n'attend rien. Quelqu'un qui pardonne bien peu sauf à lui-même parce que chez les autres, rien n'est assez grave pour devoir être rattrapé par un pardon. Ce n'est pas de l'inconscience; il est conscient, de ses faiblesses, de celles des autres, il peut nommer, sentir ce qui accroche un peu partout. Mais pour lui, contempler, c'est observer ce qui accroche, ce qui déborde de mes dessins, et y voir, là, de la beauté. Quelqu'un qui est artiste, il n'y a pas de hasard.
Pour être moins souvent déçue, pour être moins dure par ce temps lourd, je devrais apprendre à contempler en regardant d'abord cette personne rare, qui se glisse par miracle à côté de moi dans mon lit chaque soir en ne devinant même pas ce qu'il y a d'injuste là-dedans pour toutes les vraies contemplatrices qui ne peuvent pas avoir cette chance.