29 décembre 2008

La littérature comme modestie

Récemment, on m'a reproché d'intégrer "trop de références" à mon blog (et pas assez de "quotidien", mais c'est une autre question). Puisque je suis beaucoup faite de la peur du jugement des autres, je ne peux m'empêcher de répondre à cette remarque. Or, il y aurait, je crois, trois facteurs la motivant. D'abord, il s'agirait d'une sorte de vantardise. Ensuite, cette pratique ferait de mon idéal un monde clos, que je fermerais aux néophytes. Enfin, cette stratégie trahirait une certaine incapacité à penser de manière autonome.
Les deux premières explications ont évidemment tout faux. En ce qui concerne la dernière, et sans compter qu'elle contredit la première, mon Dieu, je me confesse : je serais absolument incapable de formuler une pensée qui ne s'érigerait pas en grande partie sur celle des autres. J'accepte donc bien humblement cette troisième critique, et même, paradoxalement, avec une certaine fierté : elle confirme la conception que je me fais de la littérature comme modestie.
Quant aux deux premières... Je les comprends. Mais elles contredisent radicalement mon idéal, auquel j'aspire entre autres par le biais de cet espace virtuel. C'est en effet précisément parce que je ne conçois pas ma parole comme une chose finie, achevée, ni ma pensée comme une construction solide, que je réfère à d'autres qui m'ont précédée. C'est précisément par respect pour ceux-ci que je les lis, les pense, les enseigne, les partage. C'est parce que je sais trop bien ma naïveté et mes imperfections que je ne pourrais même envisager proposer un discours qui se prétendrait autonome. J'ai déjà écrit, dans mon premier message, que je concevais la pensée comme une retraite, une réaction. Or, la réaction est un retour, et la retraite exige une très forte conscience de ce qu'il y a tout autour. En fait, ma conscience n'existe pas en dehors de ça, "ce qu'il y a tout autour". "Intégrer trop de références" n'est qu'une manière de rendre hommage à ce qui me nourrit, de le faire un peu connaître. Et, surtout, c'est ce qui me permet de penser, c'est comment je comprends- j'ai envie de dire comme je pratique... - l'humanité. 
Voilà pourquoi la seconde remarque me semble elle aussi rater sa cible. Vouloir construire un monde clos serait justement proposer une parole qui se croirait autonome, inconsciente de ce qui la rend possible. Je ne vois pas comment il serait possible, aujourd'hui, de penser raconter quelque chose sans penser aux autres, bien plus grands que nous. Faire référence à ceux qui nous entourent ou nous ont précédés, c'est ouvrir un monde, contrairement à ce qui m'est reproché. C'est montrer les possibilités multiples que l'histoire nous offre pour peu qu'on s'y attarde. J'insisterais peut-être : c'est précisément ne pas tomber dans la pensée close qui est le propre des discours plus populaires, psycho, philo et autres pop dont le principal défaut, à mon sens, est effectivement de se présenter comme des vérités achevées. Me placer face aux autres c'est multiplier ce que je suis, tout simplement. J'aurais envie de dire que je n'invente rien, que la phénoménologie ou l'immense Levinas l'ont dit bien avant moi, mais ce serait tourner le fer dans ma plaie! Comme j'ai choisi la littérature pour cette raison précise, parce qu'elle multipliait ce que j'étais, il est, n'en déplaise aux détracteurs, impensable que je cesse de la pratiquer de cette manière.
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Pour Noël, j'ai offert de la poésie à quelqu'un qui, a priori, lui est assez radicalement étranger. "Il n'y comprendra rien", m'a-t-on dit. Il y comprendra ce qu'il voudra, puisqu'on me le demande. "Alors, c'est un cadeau que tu te fais, plutôt qu'à lui..." Non plus. C'est un cadeau que je leur fais, aux poètes et à lui. Lui saura qu'ils existent, et eux existeront à travers ce qu'il retiendra d'eux. Je n'ai rien à voir avec cette histoire.

19 décembre 2008

Temps de la relecture, temps de la connaissance

C'est pendant les éclairs de compréhension, ceux qui passent par le corps et qui font tressaillir, que depuis toujours je sens grandir le plus vivement l'humanité en moi. J'ai donc su très tôt que ce serait dans une salle de classe que je vivrais beaucoup de mes grands moments. Et, que je sois d'un côté ou de l'autre de la classe, cette intuition continue de se vérifier.
Toutefois, s'il est vrai que, en toute logique, les vacances finissaient par me lasser, je les voyais toujours venir avec beaucoup d'enthousiasme : j'allais pouvoir lire. Je me souviens encore de certains moments, très précis d'ailleurs, où Sade et sa fortuna confrontaient la socialiste que j'étais déjà pendant que je prenais le soleil dans le cour arrière de la maison familiale. Je me rappelle tout aussi nettement l'angoisse (mêlée, il est vrai, d'incompréhension) ressentie à la lecture de Crime et châtiment entre deux repas des Fêtes, ou le mystère qui auréolait les Poèmes d'Anne Hébert que je découvrais en équilibre sur un matelas pneumatique. 
Je me souviens surtout, cependant, de ma lecture frénétique du Voyage au bout de la nuit dans un hiver froid qui ne faisait qu'accroître le malaise dont mon corps était victime. En écho à la maladie, cet hiver-là, il y a eu la triste lumière célinienne. À vrai dire, cette lecture était déjà une relecture, au moins partielle, puisque j'en avais lu des extraits dans le cours de français que je venais de terminer au cégep. Ce livre s'est donc d'emblée installé en moi sous le coup de la relecture. Et depuis, je ne cesse de le redécouvrir, dans le temps arrêté des vacances d'hiver, et, même en cette sixième relecture, j'en suis tout aussi chamboulée. Et un peu malgré lui.
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Le cliché voulant qu'on ne connaisse un livre qu'en le relisant n'a pas tout faux, mais ne dit pas tout non plus. Plutôt que "on ne connaît un livre qu'en le relisant", il faudrait plutôt dire "on ne se connaît soi-même qu'en relisant". 
Relire Céline, c'est me souvenir de la peur qui m'a longtemps habitée, qui n'est pas totalement partie mais que je commence à savoir sublimer, et qui a trouvé, très violemment, j'oserais dire, un écho dans la lâcheté de Bardamu. C'est me souvenir de ce moment où, lisant dans l'autobus, je me suis dit, et je l'entends encore, "au fond, les histoires, qu'est-ce qu'on s'en fout". C'est me rappeler du choix du murmure qui s'est imposé précisément pendant une lecture du Voyage. C'est, plus paradoxalement, ne pas oublier ce qui m'a poussée à choisir, plus tard, et puisqu'il fallait choisir, la poésie. 
C'est en effet pendant une de mes lectures de ce roman si proprement romanesque, à en croire la grande idée de René Girard, que j'ai choisi la poésie. Ce n'est que contre l'emportement de cette narration cassante que les maximes céliniennes - parce qu'il ne faut pas se leurrer, il se la joue, et lourdement, moraliste - peuvent avoir tout leur poids. Il y a des perles - "la nuit, plus épaisse encore sous les arbres, et puis derrière la nuit toutes les complicités du silence" (p. 127) ou encore "Chacun possède ses raisons pour s'évader de sa misère intime et chacun de nous pour y parvenir emprunte aux circonstances quelque ingénieux chemin" (p. 421) - qui n'illumineraient pas tant cette noirceur si elles ne forçaient un certain ralentissement. Il faut être génial pour imposer ces lenteurs soudaines, ces retenues momentanées à un lecteur emporté dans un récit si fulgurant, si essoufflant. Et c'est dans ce contraste que j'ai pu tracer mon chemin, celui de la lenteur. 
Au-delà de la fascinante actualité de ce roman pré-mondialisation dont le héros souffre de ce qu'on appellerait aujourd'hui le stress post-traumatique (!) - et d'ailleurs il n'est pas du tout certain que ce "post" soit à propos, ni même envisageable, nous dirait-il sans doute - c'est le retour à ce que j'étais à chaque lecture qui me fait penser, ces jours-ci. Car si le temps de la lecture est une sortie - de soi, de son lieu, de son temps; c'est la lecture comme voyage de Michel de Certeau -, celui de la relecture, plus circulaire peut-être, est celui du retour. 
Et on aura beau dire, si la littérature nous fait sortir de nous-même, ce n'est que pour mieux nous y ramener. Et si, depuis quelques années déjà, le mot "vacances" ne veut plus rien dire pour moi, je continue de profiter de ce temps de l'entre-deux propre aux Fêtes hivernales pour me souvenir de ça, de ce que continue de m'apporter la littérature : une meilleure compréhension de l'humanité en moi. Et, petit-à-petit, une plus grande aptitude au pardon.
(Les citations sont tirées de l'édition de 1962 dans le Livre de Poche.)

11 décembre 2008

Ici et ailleurs

"C'est circulaire-clos : je ne sors pas parce que je dois écrire, et je n'aurai rien à écrire si je ne sors pas." (Nicole Brossard, Journal intime suivi de Oeuvre de chair et métonymies, p. 57.)
Oui, précisément.
Alors que faire ?
Lire : expérience de l'écriture, sortie, ici.

10 décembre 2008

Un intime désordre

Lu aujourd'hui La femme gauchère de Handke. Ce soir, dans le métro, une étrange impression m'est venue. J'ai ressenti une grande sérénité à l'idée de savoir où je devais aller. Géographiquement, évidemment.

07 décembre 2008

L'idéal, ses non-lieux

Les rapports qu'entretiennent théorie et idéal sont, évidemment, ambigus. 
Je ne me plie à la théorique qu'à reculons.
En fait, il faudrait sans doute entendre dans "théorie" "théorie telle qu'elle est pratiquée et encouragée par l'institution". 
Les rapports qu'entretiennent institution et idéal sont, évidemment, conflictuels. 
(Mais c'est un combat perdu d'avance.)

05 décembre 2008

Une exigeante clarté

"Celui qui n'a plus d'ennemis ne sait plus sur quelles routes retrouver ses amis, mais il suffit qu'il rentre en lui-même pour ne plus être seul."
Comment peut-on être si dense et si aérien à la fois?
(Yvon Rivard, "Don Quichotte et Sancho" dans Le bout cassé de tous les chemins, Montréal, Boréal, "Papiers collés", 2008, p. 50.)

02 décembre 2008

Si à l'écoute de ces mots-là, la vie mérite de s'arrêter...

... c'est parce qu'ils réussissent à nous faire
"toucher du bout de (notre) âme  
la peau fragile du temps, voir, 
voir enfin s'ouvrir les ombres que l'on porte 
et comme une soeur, et comme un visage, 
le monde repose dans la paume de l'aube."
(Hélène Dorion, Le hublot des heures, Paris, Clepsydre/La Différence, 2008, p. 77.)

01 décembre 2008

Mesure, colère et idéal

Il y a les grandes colères, nobles, qui ne se disent pas mais se crient, qui galvanisent, poussent à l'action.
Mais il y a aussi les colères ordinaires, petites haines et petits mépris, poisseuses et persistantes.
Et celles-là, on n'y peut rien, ne font que bloquer la pensée.
Il y a une médiocrité de la violence, très cioranesque, qui me semble inconciliable avec l'idéal.