14 août 2014

La première fois, encore

Pour toutes sortes de raisons, cet été j'ai lu à peu près tout ce que j'ai pu trouver d'interviews avec des écrivains. Presque chaque fois, on leur demande d'identifier l'auteur qui leur a procuré leur première expérience littéraire. C'est une bonne question.

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Chaque fois qu'on m'a ressorti ce faux argument selon lequel étudier la littérature ou l'art ne donne rien, comme tout le monde, j'avais ma réponse toute faite : il faut appartenir à une institution pour avoir éventuellement la légitimité professionnelle d'éveiller d'autres personnes à la nécessité de l'art et de la pensée. Et même ceux qui choisissent ensuite de ne pas leur consacrer leurs études ont fini par leur accorder de l'importance parce qu'un prof, un jour, a réussi à les convaincre que leur vie était moins pleine s'ils ne leur consacraient pas un peu de temps.

C'est ce qui m'est arrivé en secondaire deux. Ma professeure de français a eu le courage de nous donner à lire Les Fous de Bassan, d'Anne Hébert. Et même si j'aimais bien lire jusque-là - surtout, franchement, pour la posture -, je pense que cette expérience de lecture m'a pour la première fois révélé le pouvoir de la littérature.

Pourtant, je me souvenais peu du livre lui-même avant de le relire cet été.  Je n'avais pas oublié que, assise au fond de la classe et perplexe devant tous les mystères de ce roman qui n'explique rien, j'avais souvent levé les yeux et observé les autres lire avec beaucoup de curiosité - je voyais grandir au-dessus de chaque tête comme une masse sombre et mouvante, exponentielle, symbole du travail d'élucidation qui occupait chacune d'entre elles devant cette histoire qu'on ne comprend jamais vraiment - mais j'avais oublié la langue, la couleur et les tensions du livre lui-même.

Maintenant, je l'ai relu, et j'ai bien fait. C'est un livre qui nous prend, et on se souvient de cet emportement. C'est un livre raconté par des personnages qui, morts ou vivants, sont toujours fantomatiques, parce qu'on ne les devine jamais qu'en imaginant leur tête sous une épaisse couche de brume. Et on se souvient de leurs voix sourdes, venues du bord du bout du monde. C'est un roman qui, comme tous ceux que je préfère, est écrit par une poète. Ses images fortes racontent moins une intrigue qu'une manière de se tenir et, un peu mystique, "la beauté de sa voix bouleverse plus qu'aucune prière." (p. 118) Ses personnages habitent nos vies mêmes, comme ceux de tous les grands livres, et leurs "yeux pointus comme autant de petites serres pour vous agripper et vous saisir" (p. 62) sont autant les nôtres à ce moment précis de notre lecture que les leurs, fuyants. C'est un roman entre deux chaises, figé dans un temps qu'on ne saisit pas facilement, comme un "ciel d'après la lune et d'avant le soleil", "triste à mourir" (p. 151), et qui  reste longtemps inscrit en nous. C'est un livre désarmant devant lequel notre outillage habituel se révèle superflu : pris dans son opacité, on se retrouve "sans plus de refuge (…) qu'une main nue dans le feu." (p. 166)

Si j'avais oublié tout ça, je n'avais pas oublié le bouleversement atmosphérique que sa lecture avait causé dans ma classe de français. C'est lui qui compte le plus, au fond. Le pouvoir de la littérature, c'est celui de l'alchimie, c'est la transformation des éléments fondamentaux dans l'air de ceux qui la pratiquent.

Réfléchir à ma première expérience de lecture m'a permis de constater ceci, que j'apprécie : aujourd'hui, quand je relis cet étrange roman, ce n'est plus une masse noire que je vois grandir au-dessus de ma tête, mais un peu plus de lumière. Parce que j'en suis venue à apprécier chaque mystère pour ce qu'il est : une manière nouvelle de donner du relief à ma réalité. Et c'est beaucoup, surtout la littérature qui me l'a appris.

Référence : Anne Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Seuil, "Points", 1998 (1982), 249 pages.

Caspar David Friedrich, Brume matinale dans les montagnes, 1808
Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Friedrich_-_Morning_mist_in_the_mountains.jpg