29 novembre 2008

Quelque part au milieu de tout

Lire et travailler longtemps une oeuvre contemporaine comporte un risque : comprendre, par le biais d'une oeuvre nouvelle où l'auteur emprunterait un chemin tout autre, que nous avions erré. C'est donc à la fois avec crainte et avec fébrilité que je me suis approchée du récent Hublot des heures d'Hélène Dorion.
Il y a beaucoup de choses à en dire. 
D'abord, il faut poser la parole elle-même dans le rapport ambigu qu'un lecteur entretient avec une oeuvre en train de se faire. À l'approche de ce livre, il y avait le sentiment fragile d'une proximité à confirmer - connaît-on jamais une oeuvre ? - et celui d'une distance certaine renouvelée par cette poésie qui continue de se donner au monde dans la lenteur et le cheminement. Or ces deux pôles, sans cesse questionnés par Dorion depuis L'Intervalle prolongé, se répondent encore dans ce livre récent, où c'est dans le voyage, quelque part en chemin, que "les visages qui (...) entourent / paraissent plus proches, tout à coup". (p. 13) 
Pendant la lecture, il y avait aussi une fracture répétée entre l'impression d'un plein - la parole qui apparaît et donne sens au monde qu'elle nomme et qui commence à m'être, j'y reviendrai, étrangement familier; ne dit-on pas la "plénitude" du sens ? - et d'un vide où résonne le silence auquel la poète donne toute sa place dans un recueil pourtant beaucoup plus loquace, si l'on veut, que ses précédents. D'un vide où s'échappe tout ce qui résiste à une prise assurée. Or l'auteure elle-même s'inscrit dans cette tension, constatant "une masse d'air, du vide / et du plein, en équilibre, comme sur la page où (elle écrit) ce poème." (p. 12)
Et voilà où j'en suis. Quelque part au milieu de tout ce que cette poète qui me semble chaque fois plus proche de l'idéal met en dialogue dans ce livre insaisissable, le proche et le lointain, le vide et le plein, l'intime et l'étranger. Cette oeuvre, se maintenant dans un irrésolu qu'elle donne à voir à travers son "hublot" et qui accompagne doucement son lecteur dans le passage "des heures", est sans aucun doute le lieu de cet idéal que je cherche, qu'elle dévoile pas à pas et qui illumine un monde à penser.

21 novembre 2008

Formalisme et idéal : de la difficulté de trancher

L'ennemi juré de l'idéal, du mien en tout cas, est l'ironie. Comme l'ironie, le formalisme suppose une sorte de rétrospection, une sorte de retour sur la parole qui pose l'écrivain en surplomb. Le formalisme devrait donc être un ennemi de l'idéal. Pourtant.
Il y a dans le formalisme récent quelque chose qui s'apparente au travail de l'incertain. Récemment, c'est Kim Doré, avec l'étonnant Maniérisme le diable (Poètes de brousse, 2008), qui a contribué à renforcer mon impossibilité de trancher. Si les rejets sont ostentatoires et les jeux sur la sonorité un peu insistants, il y a dans le rapport à l'autre beaucoup de l'ouverture chère à l'idéaliste. Bien qu'on n'ait pas du tout affaire à une poésie objective - l'idée vient de Handke, pour qui l'artiste doit être un "sujet objectif" - telle qu'on peut l'observer chez Hélène Dorion, par exemple, il y a dans ce recueil une sensibilité au monde qui passe par une voix frappée de fragilité.
Ainsi, l'assurance d'une parole "sans métaphore" ne ferme pas la possibilité à une attention à "un autre ordre" indéfinissable - et c'est beaucoup ce "ne pas savoir" qui me réconcilie avec le formalisme de Doré. Ainsi, "la douleur objective" est ressentie à travers un déplacement  du "centre" causé par "un doute en forme d'escalier".  Chez Doré, cette forme, ce "maniérisme", n'est pas contraire à un mouvement de l'être qui trahit un trouble tranquille. Voilà pourquoi je ne peux pas trancher.
J'aimerais seulement un peu moins d'assurance, et un peu plus de lumière.

19 novembre 2008

La famille

Demain c'est mon anniversaire.
Le seul membre de ma famille est très gravement malade.
Il y a certains jours où la constellation d'auteurs qui m'a servi de véritable famille pendant toute ma vie me parait bien risible. Ces jours-là, j'ai, un peu, moins foi dans l'idéal. 

16 novembre 2008

L'idéal aussi est le lieu d'un combat : celui du symbole

La pensée est un art de la mesure; le langage, un art de précision.  Sur un plan épistémologique, c'est moins le divorce entre les mots et les choses qu'entre la pensée et son expression qui pose problème. Il arrive malheureusement que celle-ci trompe celle-là.  Ainsi quand je me posais d'emblée contre la pensée combative, la lucidité homicide ou la déprime explosive. En effet, l'idéalisme aussi est un combat. C'est son expression qui n'en est pas un. 
Un combat contre la facilité - c'est faute de mieux que je choisis ce mot pour désigner l'attitude qui consiste à ne pas chercher à multiplier le sentiment de la vie que certains ressentent, semble-t-il, avec plus d'acuité que d'autres - qui se manifeste beaucoup, en littérature contemporaine, sous la forme d'une autofiction complaisante et faussement subversive. (J'insiste sur ce point : on devra vraiment m'expliquer la valeur des Nelly Arcand, Guillaume Vigneault et autres Marie-Sissi Labrèche de ce monde. J'ai beau faire, lire, penser, chercher, je n'y trouve rien qui vaille le nom de "littérature".) Mais ce combat est vite gagné.
Un combat, donc, surtout contre le symbole. Ce symbole, sur lequel repose encore beaucoup la dramaturgie, me semble en effet proposer un rapport obsolète, si j'ose dire, au réel. Obsolète parce que puisqu'on a admis depuis longtemps que la réalité observable ne suffisait pas à dire le réel, il est forcément inutile de nous le rappeler en tentant de nous faire refaire, chaque fois, ce chemin mille fois parcouru. Voilà pourquoi Fellini voyait juste en son temps,  et Arcand, moins. Voilà pourquoi raconter une histoire de toutes pièces me semble aujourd'hui relever tant du plus grand défi que de la plus grande inutilité. 
L'idéaliste veut dire ce qui, dans le réel, le dépasse. Adopter le symbole, dont une des incarnations est ce formalisme nouveau que je devrais réfléchir sous peu - auquel Kim Doré, Jean-François Poupart ou Bertrand Laverdure ne sont pas étrangers - c'est admettre qu'il est impossible d'approcher cette vérité indicible. Et au fond, le réalisme véritable, celui qui vaut encore la peine, c'est celui qui tente de dire ce réel imperceptible. Ainsi, le symbole nous éloigne de ce qui compte encore, "(l)a symbolisation implique un distancement du réel, un écart. (...) La littérature symbolique est un écran (...). L'image ainsi fuit toujours ce qu'elle veut exprimer. L'image est exilante : elle éloigne. À la limite, elle nie." (25 janvier 1961.) 
L'idéaliste ne peut que rejeter violemment cette négation : l'idéal existe, réellement, et peut être approché. Mais cette violence s'exprime par un choix, celui de la parole murmurée, de la modestie à l'égard du réel, et non par une distance ironique ou un langage assuré. Et c'est sans doute d'abord cette hésitation fondamentale de l'idéaliste qui exclut le recours à un symbole si lourdement et assurément signifiant.

13 novembre 2008

Le journal contre l'ironie

Contre toutes attentes, la quotidienneté du journal intime est une alliée pour l'idéal. Même le par ailleurs diaboliquement ironique Hubert Aquin se permet, dans le chuchotement de son carnet, quelques élans. "Égarés sur terre, nous essayons désespérément de réintégrer le ciel", admet-il en effet dans son Journal (22 oct. 1952). Si dans la posture créatrice contemporaine l'ironie prédomine nettement - délicieuse chez Michon, Échenoz ou Toussaint; nauséabonde chez les récents Beigbeder et Angot -  il semble donc que l'intimité continue d'être le lieu de l'idéal. 
La littérature est, avant toute chose, une habitation du monde. On n'est jamais si exactement dans notre demeure que dans celle d'une parole que l'on sait désintéressée. 
("Broder là-dessus", moi aussi, comme Aquin sur autre chose le 1er sept. 1952. Sur ce désintéressement bien relatif, sur l'ironie contre l'idéal, sur la demeure et sur le reste aussi.)

09 novembre 2008

Encore.

Toujours sur le corps et l'idéal, une autre preuve, d'une perspective bien différente :
" Un sentiment, si profond soit-il, se nourrit à la vie physique, c'est là qu'il s'abreuve : quand celle-ci se met à lui manquer, il a froid, il grelotte (...). Laissé seul, à lui-même, un sentiment s'égare bien vite." (Hubert Aquin, Journal, 20 déc. 1948.)

06 novembre 2008

Et vice-versa.

Tenez, sur le rapport étroit entre l'idéal et le corps, je ne suis pas seule à le dire:
"Je ne sais si je meurs de cancer ou de trop vouloir forcer le rêve à pénétrer ma réalité." (Uguay, encore, dans son Journal, encore, p. 220.)

05 novembre 2008

Le corps dans l'idéal

Approcher l'idéal multiplie, en moi, le sentiment de la vie. Et ce sentiment passe d'abord par le corps.
Rarement en effet mon corps est-il aussi présent à lui-même, aussi réceptif que dans l'éclair de la compréhension, dans l'enthousiasme de l'ébauche d'une parole ou dans la conscience du sens qui se révèle. 
La littérature n'est pas, pour moi, un art de la tête - cela explique peut-être pourquoi, d'ailleurs, les études romanesques ou sémiologiques m'ennuient si souvent. Voilà une chose incompréhensible à ceux qui ne s'y frottent pas beaucoup : la recherche, la lecture et l'écriture ne sont pas des moments de réelle solitude, mais au contraire d'une humanité quintuplée, d'une fraternité vécue, avant toute chose, par la sensation.
Si dans la littérature on cherche  souvent à transcender le corps, on privilégie son affaiblissement - c'est Hesse, c'est Proust, c'est combien d'autres - et on a du mal à investir sa normalité ou sa banalité  - le De la maladie de Woolf est à cet égard très instructif - c'est précisément parce que l'habitation littéraire du monde est d'abord faite d'une exaltation, d'une hypersensibilité ou d'une mésadaptation corporelle. En témoigne l'importance accordée au corps dans nombre de journaux d'écrivains, de Kafka à Marie Uguay. Toute parole exprime un désir fou dont le corps est le socle premier. 
Mais il y aura encore beaucoup à dire sur le désir et la littérature, précisément parce qu' "on approche toujours le désir par ellipses. Il nous parle en permanence de nous-même. Tous les paysages de la terre lui ressemblent." (Uguay, Journal, p. 195.) 
Et parce qu'il y a dans cette totalité et dans cette permanence toute la grandeur et l'exigence de l'idéal.

04 novembre 2008

La double face de l'idéal

L'idéal est un impératif : "Je dois perdre l'habitude de moi-même, faire le vide. Que mon regard, déchargé de ses anciennes idées, s'étonne, découvre, que les secrets s'entrouvrent et les questions jaillissent, que de nouveaux désirs me fassent part d'un nouveau langage." L'idéal est une retenue : "Dans ce qui n'est pas dit se tient tout le visage du monde." Marie Uguay, Journal, p. 122 et p. 103.

02 novembre 2008

La douleur du naïf

Et si l'idéaliste est un enthousiaste, sa foi dans l'idéal suppose une bonne dose de naïveté qui ne peut déboucher que sur une déception sans cesse renouvelée.
Des idéalistes rationalistes jusqu'aux Romantiques allemands, de Descartes à Novalis, la perspective de l'idéal est sans doute davantage une pulsion quasi destructrice qu'une énergie qui préserverait nos forces vitales.
Voilà l'ironie. L'idéaliste tourne ses yeux vers l'idéal pour renouveler des forces vitales qui sont grugées à chaque instant par son idéalisme même.

01 novembre 2008

Un humanisme exigeant

Mais l'idéal est une exigence.
Exigence d'une parole; un engagement à dire le vivant du monde dans sa juste mesure. L'idéal est une autorité face à laquelle je ne conçois l'expression que comme réaction. Une autorité enthousiasmante, certes, une vague qui précède la parole et la porte, mais une aspiration difficile qui ne peut, par définition, qu'être approchée. Voilà pourquoi la pensée qui se génère d'elle-même, la connaissance complaisante qui pense s'ériger solidement, et son érudition triomphante, m'embêtent. Peut-être la pensée de l'ici s'y apparente-t-elle, d'ailleurs. Elle me semble en tout cas reposer sur une sorte de vaste mensonge fondamental qui oublierait la raison d'être de la parole: dire, nommer le monde.
Exigence envers le monde, donc, qu'il faut habiter autrement, au sein duquel il faut se déplacer pour continuer d'en dire le mouvement perpétuel. Cette exigence que je m'impose bien imparfaitement est à double tranchant: il m'est difficile de ne pas la transférer sur autrui. Je conçois l'idéal comme le socle d'une humanité à mettre en actes et ne comprends pas qu'on ne veuille pas s'y engager. Cette exigence nourrit donc d'une part une curiosité épuisante -- tenter de comprendre ceux qui ne ressentent pas comme moi l'urgence de saisir ce qu'ils sont intimement, de chercher à multiplier les possibilités de l'expérience humaine -- et d'autre part, malheureusement, un mépris latent, dont j'essaie de m'éloigner mais qui me gagne encore parfois, et qui exprime moins un sentiment de supériorité qu'une désolation, une déception. Les malentendus très concrets qui peuvent résulter de cette exigence ne me semblent du reste pas contraires à l'idéal, dont la vitalité n'exclut pas l'habitation de certaines zones troubles. Mais malgré tout, il y a  ma sensibilité qui se trouve toujours, et pour longtemps, fragilisée par les chocs qu'elle y subit, les déceptions.
Exigence d'une littérature, aussi, qui se consacre à faire apparaître chaque moment, chaque recoin, comme on dit, de ce monde porté par l'idéal. Exigence d'un chuchotement plutôt que d'un cri, forcément, pour ne pas heurter ou cacher tout ce qui reste à dire; exigence que le roman populaire contemporain ne s'impose visiblement pas du tout. Or, puisqu'il n'y a rien, je crois, qui fasse autant résonner le monde que la littérature, il ne me semble pas abusif de considérer un large pan de la production écrite actuelle comme n'étant pas de la littérature. Il faut en effet qu'il y ait autour du livre tout un silence. Dès que le monde ne se trouve pas modifié par la vague qu'il crée, un livre me semble être une pure perte. Au contraire, quand je suis dans l'aspiration à l'idéal -- oui, "quand", car l'idéal a sans doute aussi son temps -- il y a au coeur du mot un élan vital, une marche vers une plus grande lisibilité du monde.
C'est Peter Handke, illustre représentant de l'idéalisme et modèle en cette matière, qui résume le mieux l'exigence multiple de cette pensée englobante : "Dans les mots, quand je parviens à les penser, s'enracine, au plus profond de moi, le ciel". (À ma fenêtre le matin, p. 283.)
Et quand mon regard se pose sur ce ciel en moi, le poids de mon humanisme difficile, dont l'idéal est à la fois l'ancrage et la visée, me semble moins lourd.