29 décembre 2008

La littérature comme modestie

Récemment, on m'a reproché d'intégrer "trop de références" à mon blog (et pas assez de "quotidien", mais c'est une autre question). Puisque je suis beaucoup faite de la peur du jugement des autres, je ne peux m'empêcher de répondre à cette remarque. Or, il y aurait, je crois, trois facteurs la motivant. D'abord, il s'agirait d'une sorte de vantardise. Ensuite, cette pratique ferait de mon idéal un monde clos, que je fermerais aux néophytes. Enfin, cette stratégie trahirait une certaine incapacité à penser de manière autonome.
Les deux premières explications ont évidemment tout faux. En ce qui concerne la dernière, et sans compter qu'elle contredit la première, mon Dieu, je me confesse : je serais absolument incapable de formuler une pensée qui ne s'érigerait pas en grande partie sur celle des autres. J'accepte donc bien humblement cette troisième critique, et même, paradoxalement, avec une certaine fierté : elle confirme la conception que je me fais de la littérature comme modestie.
Quant aux deux premières... Je les comprends. Mais elles contredisent radicalement mon idéal, auquel j'aspire entre autres par le biais de cet espace virtuel. C'est en effet précisément parce que je ne conçois pas ma parole comme une chose finie, achevée, ni ma pensée comme une construction solide, que je réfère à d'autres qui m'ont précédée. C'est précisément par respect pour ceux-ci que je les lis, les pense, les enseigne, les partage. C'est parce que je sais trop bien ma naïveté et mes imperfections que je ne pourrais même envisager proposer un discours qui se prétendrait autonome. J'ai déjà écrit, dans mon premier message, que je concevais la pensée comme une retraite, une réaction. Or, la réaction est un retour, et la retraite exige une très forte conscience de ce qu'il y a tout autour. En fait, ma conscience n'existe pas en dehors de ça, "ce qu'il y a tout autour". "Intégrer trop de références" n'est qu'une manière de rendre hommage à ce qui me nourrit, de le faire un peu connaître. Et, surtout, c'est ce qui me permet de penser, c'est comment je comprends- j'ai envie de dire comme je pratique... - l'humanité. 
Voilà pourquoi la seconde remarque me semble elle aussi rater sa cible. Vouloir construire un monde clos serait justement proposer une parole qui se croirait autonome, inconsciente de ce qui la rend possible. Je ne vois pas comment il serait possible, aujourd'hui, de penser raconter quelque chose sans penser aux autres, bien plus grands que nous. Faire référence à ceux qui nous entourent ou nous ont précédés, c'est ouvrir un monde, contrairement à ce qui m'est reproché. C'est montrer les possibilités multiples que l'histoire nous offre pour peu qu'on s'y attarde. J'insisterais peut-être : c'est précisément ne pas tomber dans la pensée close qui est le propre des discours plus populaires, psycho, philo et autres pop dont le principal défaut, à mon sens, est effectivement de se présenter comme des vérités achevées. Me placer face aux autres c'est multiplier ce que je suis, tout simplement. J'aurais envie de dire que je n'invente rien, que la phénoménologie ou l'immense Levinas l'ont dit bien avant moi, mais ce serait tourner le fer dans ma plaie! Comme j'ai choisi la littérature pour cette raison précise, parce qu'elle multipliait ce que j'étais, il est, n'en déplaise aux détracteurs, impensable que je cesse de la pratiquer de cette manière.
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Pour Noël, j'ai offert de la poésie à quelqu'un qui, a priori, lui est assez radicalement étranger. "Il n'y comprendra rien", m'a-t-on dit. Il y comprendra ce qu'il voudra, puisqu'on me le demande. "Alors, c'est un cadeau que tu te fais, plutôt qu'à lui..." Non plus. C'est un cadeau que je leur fais, aux poètes et à lui. Lui saura qu'ils existent, et eux existeront à travers ce qu'il retiendra d'eux. Je n'ai rien à voir avec cette histoire.

19 décembre 2008

Temps de la relecture, temps de la connaissance

C'est pendant les éclairs de compréhension, ceux qui passent par le corps et qui font tressaillir, que depuis toujours je sens grandir le plus vivement l'humanité en moi. J'ai donc su très tôt que ce serait dans une salle de classe que je vivrais beaucoup de mes grands moments. Et, que je sois d'un côté ou de l'autre de la classe, cette intuition continue de se vérifier.
Toutefois, s'il est vrai que, en toute logique, les vacances finissaient par me lasser, je les voyais toujours venir avec beaucoup d'enthousiasme : j'allais pouvoir lire. Je me souviens encore de certains moments, très précis d'ailleurs, où Sade et sa fortuna confrontaient la socialiste que j'étais déjà pendant que je prenais le soleil dans le cour arrière de la maison familiale. Je me rappelle tout aussi nettement l'angoisse (mêlée, il est vrai, d'incompréhension) ressentie à la lecture de Crime et châtiment entre deux repas des Fêtes, ou le mystère qui auréolait les Poèmes d'Anne Hébert que je découvrais en équilibre sur un matelas pneumatique. 
Je me souviens surtout, cependant, de ma lecture frénétique du Voyage au bout de la nuit dans un hiver froid qui ne faisait qu'accroître le malaise dont mon corps était victime. En écho à la maladie, cet hiver-là, il y a eu la triste lumière célinienne. À vrai dire, cette lecture était déjà une relecture, au moins partielle, puisque j'en avais lu des extraits dans le cours de français que je venais de terminer au cégep. Ce livre s'est donc d'emblée installé en moi sous le coup de la relecture. Et depuis, je ne cesse de le redécouvrir, dans le temps arrêté des vacances d'hiver, et, même en cette sixième relecture, j'en suis tout aussi chamboulée. Et un peu malgré lui.
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Le cliché voulant qu'on ne connaisse un livre qu'en le relisant n'a pas tout faux, mais ne dit pas tout non plus. Plutôt que "on ne connaît un livre qu'en le relisant", il faudrait plutôt dire "on ne se connaît soi-même qu'en relisant". 
Relire Céline, c'est me souvenir de la peur qui m'a longtemps habitée, qui n'est pas totalement partie mais que je commence à savoir sublimer, et qui a trouvé, très violemment, j'oserais dire, un écho dans la lâcheté de Bardamu. C'est me souvenir de ce moment où, lisant dans l'autobus, je me suis dit, et je l'entends encore, "au fond, les histoires, qu'est-ce qu'on s'en fout". C'est me rappeler du choix du murmure qui s'est imposé précisément pendant une lecture du Voyage. C'est, plus paradoxalement, ne pas oublier ce qui m'a poussée à choisir, plus tard, et puisqu'il fallait choisir, la poésie. 
C'est en effet pendant une de mes lectures de ce roman si proprement romanesque, à en croire la grande idée de René Girard, que j'ai choisi la poésie. Ce n'est que contre l'emportement de cette narration cassante que les maximes céliniennes - parce qu'il ne faut pas se leurrer, il se la joue, et lourdement, moraliste - peuvent avoir tout leur poids. Il y a des perles - "la nuit, plus épaisse encore sous les arbres, et puis derrière la nuit toutes les complicités du silence" (p. 127) ou encore "Chacun possède ses raisons pour s'évader de sa misère intime et chacun de nous pour y parvenir emprunte aux circonstances quelque ingénieux chemin" (p. 421) - qui n'illumineraient pas tant cette noirceur si elles ne forçaient un certain ralentissement. Il faut être génial pour imposer ces lenteurs soudaines, ces retenues momentanées à un lecteur emporté dans un récit si fulgurant, si essoufflant. Et c'est dans ce contraste que j'ai pu tracer mon chemin, celui de la lenteur. 
Au-delà de la fascinante actualité de ce roman pré-mondialisation dont le héros souffre de ce qu'on appellerait aujourd'hui le stress post-traumatique (!) - et d'ailleurs il n'est pas du tout certain que ce "post" soit à propos, ni même envisageable, nous dirait-il sans doute - c'est le retour à ce que j'étais à chaque lecture qui me fait penser, ces jours-ci. Car si le temps de la lecture est une sortie - de soi, de son lieu, de son temps; c'est la lecture comme voyage de Michel de Certeau -, celui de la relecture, plus circulaire peut-être, est celui du retour. 
Et on aura beau dire, si la littérature nous fait sortir de nous-même, ce n'est que pour mieux nous y ramener. Et si, depuis quelques années déjà, le mot "vacances" ne veut plus rien dire pour moi, je continue de profiter de ce temps de l'entre-deux propre aux Fêtes hivernales pour me souvenir de ça, de ce que continue de m'apporter la littérature : une meilleure compréhension de l'humanité en moi. Et, petit-à-petit, une plus grande aptitude au pardon.
(Les citations sont tirées de l'édition de 1962 dans le Livre de Poche.)

11 décembre 2008

Ici et ailleurs

"C'est circulaire-clos : je ne sors pas parce que je dois écrire, et je n'aurai rien à écrire si je ne sors pas." (Nicole Brossard, Journal intime suivi de Oeuvre de chair et métonymies, p. 57.)
Oui, précisément.
Alors que faire ?
Lire : expérience de l'écriture, sortie, ici.

10 décembre 2008

Un intime désordre

Lu aujourd'hui La femme gauchère de Handke. Ce soir, dans le métro, une étrange impression m'est venue. J'ai ressenti une grande sérénité à l'idée de savoir où je devais aller. Géographiquement, évidemment.

07 décembre 2008

L'idéal, ses non-lieux

Les rapports qu'entretiennent théorie et idéal sont, évidemment, ambigus. 
Je ne me plie à la théorique qu'à reculons.
En fait, il faudrait sans doute entendre dans "théorie" "théorie telle qu'elle est pratiquée et encouragée par l'institution". 
Les rapports qu'entretiennent institution et idéal sont, évidemment, conflictuels. 
(Mais c'est un combat perdu d'avance.)

05 décembre 2008

Une exigeante clarté

"Celui qui n'a plus d'ennemis ne sait plus sur quelles routes retrouver ses amis, mais il suffit qu'il rentre en lui-même pour ne plus être seul."
Comment peut-on être si dense et si aérien à la fois?
(Yvon Rivard, "Don Quichotte et Sancho" dans Le bout cassé de tous les chemins, Montréal, Boréal, "Papiers collés", 2008, p. 50.)

02 décembre 2008

Si à l'écoute de ces mots-là, la vie mérite de s'arrêter...

... c'est parce qu'ils réussissent à nous faire
"toucher du bout de (notre) âme  
la peau fragile du temps, voir, 
voir enfin s'ouvrir les ombres que l'on porte 
et comme une soeur, et comme un visage, 
le monde repose dans la paume de l'aube."
(Hélène Dorion, Le hublot des heures, Paris, Clepsydre/La Différence, 2008, p. 77.)

01 décembre 2008

Mesure, colère et idéal

Il y a les grandes colères, nobles, qui ne se disent pas mais se crient, qui galvanisent, poussent à l'action.
Mais il y a aussi les colères ordinaires, petites haines et petits mépris, poisseuses et persistantes.
Et celles-là, on n'y peut rien, ne font que bloquer la pensée.
Il y a une médiocrité de la violence, très cioranesque, qui me semble inconciliable avec l'idéal.

29 novembre 2008

Quelque part au milieu de tout

Lire et travailler longtemps une oeuvre contemporaine comporte un risque : comprendre, par le biais d'une oeuvre nouvelle où l'auteur emprunterait un chemin tout autre, que nous avions erré. C'est donc à la fois avec crainte et avec fébrilité que je me suis approchée du récent Hublot des heures d'Hélène Dorion.
Il y a beaucoup de choses à en dire. 
D'abord, il faut poser la parole elle-même dans le rapport ambigu qu'un lecteur entretient avec une oeuvre en train de se faire. À l'approche de ce livre, il y avait le sentiment fragile d'une proximité à confirmer - connaît-on jamais une oeuvre ? - et celui d'une distance certaine renouvelée par cette poésie qui continue de se donner au monde dans la lenteur et le cheminement. Or ces deux pôles, sans cesse questionnés par Dorion depuis L'Intervalle prolongé, se répondent encore dans ce livre récent, où c'est dans le voyage, quelque part en chemin, que "les visages qui (...) entourent / paraissent plus proches, tout à coup". (p. 13) 
Pendant la lecture, il y avait aussi une fracture répétée entre l'impression d'un plein - la parole qui apparaît et donne sens au monde qu'elle nomme et qui commence à m'être, j'y reviendrai, étrangement familier; ne dit-on pas la "plénitude" du sens ? - et d'un vide où résonne le silence auquel la poète donne toute sa place dans un recueil pourtant beaucoup plus loquace, si l'on veut, que ses précédents. D'un vide où s'échappe tout ce qui résiste à une prise assurée. Or l'auteure elle-même s'inscrit dans cette tension, constatant "une masse d'air, du vide / et du plein, en équilibre, comme sur la page où (elle écrit) ce poème." (p. 12)
Et voilà où j'en suis. Quelque part au milieu de tout ce que cette poète qui me semble chaque fois plus proche de l'idéal met en dialogue dans ce livre insaisissable, le proche et le lointain, le vide et le plein, l'intime et l'étranger. Cette oeuvre, se maintenant dans un irrésolu qu'elle donne à voir à travers son "hublot" et qui accompagne doucement son lecteur dans le passage "des heures", est sans aucun doute le lieu de cet idéal que je cherche, qu'elle dévoile pas à pas et qui illumine un monde à penser.

21 novembre 2008

Formalisme et idéal : de la difficulté de trancher

L'ennemi juré de l'idéal, du mien en tout cas, est l'ironie. Comme l'ironie, le formalisme suppose une sorte de rétrospection, une sorte de retour sur la parole qui pose l'écrivain en surplomb. Le formalisme devrait donc être un ennemi de l'idéal. Pourtant.
Il y a dans le formalisme récent quelque chose qui s'apparente au travail de l'incertain. Récemment, c'est Kim Doré, avec l'étonnant Maniérisme le diable (Poètes de brousse, 2008), qui a contribué à renforcer mon impossibilité de trancher. Si les rejets sont ostentatoires et les jeux sur la sonorité un peu insistants, il y a dans le rapport à l'autre beaucoup de l'ouverture chère à l'idéaliste. Bien qu'on n'ait pas du tout affaire à une poésie objective - l'idée vient de Handke, pour qui l'artiste doit être un "sujet objectif" - telle qu'on peut l'observer chez Hélène Dorion, par exemple, il y a dans ce recueil une sensibilité au monde qui passe par une voix frappée de fragilité.
Ainsi, l'assurance d'une parole "sans métaphore" ne ferme pas la possibilité à une attention à "un autre ordre" indéfinissable - et c'est beaucoup ce "ne pas savoir" qui me réconcilie avec le formalisme de Doré. Ainsi, "la douleur objective" est ressentie à travers un déplacement  du "centre" causé par "un doute en forme d'escalier".  Chez Doré, cette forme, ce "maniérisme", n'est pas contraire à un mouvement de l'être qui trahit un trouble tranquille. Voilà pourquoi je ne peux pas trancher.
J'aimerais seulement un peu moins d'assurance, et un peu plus de lumière.

19 novembre 2008

La famille

Demain c'est mon anniversaire.
Le seul membre de ma famille est très gravement malade.
Il y a certains jours où la constellation d'auteurs qui m'a servi de véritable famille pendant toute ma vie me parait bien risible. Ces jours-là, j'ai, un peu, moins foi dans l'idéal. 

16 novembre 2008

L'idéal aussi est le lieu d'un combat : celui du symbole

La pensée est un art de la mesure; le langage, un art de précision.  Sur un plan épistémologique, c'est moins le divorce entre les mots et les choses qu'entre la pensée et son expression qui pose problème. Il arrive malheureusement que celle-ci trompe celle-là.  Ainsi quand je me posais d'emblée contre la pensée combative, la lucidité homicide ou la déprime explosive. En effet, l'idéalisme aussi est un combat. C'est son expression qui n'en est pas un. 
Un combat contre la facilité - c'est faute de mieux que je choisis ce mot pour désigner l'attitude qui consiste à ne pas chercher à multiplier le sentiment de la vie que certains ressentent, semble-t-il, avec plus d'acuité que d'autres - qui se manifeste beaucoup, en littérature contemporaine, sous la forme d'une autofiction complaisante et faussement subversive. (J'insiste sur ce point : on devra vraiment m'expliquer la valeur des Nelly Arcand, Guillaume Vigneault et autres Marie-Sissi Labrèche de ce monde. J'ai beau faire, lire, penser, chercher, je n'y trouve rien qui vaille le nom de "littérature".) Mais ce combat est vite gagné.
Un combat, donc, surtout contre le symbole. Ce symbole, sur lequel repose encore beaucoup la dramaturgie, me semble en effet proposer un rapport obsolète, si j'ose dire, au réel. Obsolète parce que puisqu'on a admis depuis longtemps que la réalité observable ne suffisait pas à dire le réel, il est forcément inutile de nous le rappeler en tentant de nous faire refaire, chaque fois, ce chemin mille fois parcouru. Voilà pourquoi Fellini voyait juste en son temps,  et Arcand, moins. Voilà pourquoi raconter une histoire de toutes pièces me semble aujourd'hui relever tant du plus grand défi que de la plus grande inutilité. 
L'idéaliste veut dire ce qui, dans le réel, le dépasse. Adopter le symbole, dont une des incarnations est ce formalisme nouveau que je devrais réfléchir sous peu - auquel Kim Doré, Jean-François Poupart ou Bertrand Laverdure ne sont pas étrangers - c'est admettre qu'il est impossible d'approcher cette vérité indicible. Et au fond, le réalisme véritable, celui qui vaut encore la peine, c'est celui qui tente de dire ce réel imperceptible. Ainsi, le symbole nous éloigne de ce qui compte encore, "(l)a symbolisation implique un distancement du réel, un écart. (...) La littérature symbolique est un écran (...). L'image ainsi fuit toujours ce qu'elle veut exprimer. L'image est exilante : elle éloigne. À la limite, elle nie." (25 janvier 1961.) 
L'idéaliste ne peut que rejeter violemment cette négation : l'idéal existe, réellement, et peut être approché. Mais cette violence s'exprime par un choix, celui de la parole murmurée, de la modestie à l'égard du réel, et non par une distance ironique ou un langage assuré. Et c'est sans doute d'abord cette hésitation fondamentale de l'idéaliste qui exclut le recours à un symbole si lourdement et assurément signifiant.

13 novembre 2008

Le journal contre l'ironie

Contre toutes attentes, la quotidienneté du journal intime est une alliée pour l'idéal. Même le par ailleurs diaboliquement ironique Hubert Aquin se permet, dans le chuchotement de son carnet, quelques élans. "Égarés sur terre, nous essayons désespérément de réintégrer le ciel", admet-il en effet dans son Journal (22 oct. 1952). Si dans la posture créatrice contemporaine l'ironie prédomine nettement - délicieuse chez Michon, Échenoz ou Toussaint; nauséabonde chez les récents Beigbeder et Angot -  il semble donc que l'intimité continue d'être le lieu de l'idéal. 
La littérature est, avant toute chose, une habitation du monde. On n'est jamais si exactement dans notre demeure que dans celle d'une parole que l'on sait désintéressée. 
("Broder là-dessus", moi aussi, comme Aquin sur autre chose le 1er sept. 1952. Sur ce désintéressement bien relatif, sur l'ironie contre l'idéal, sur la demeure et sur le reste aussi.)

09 novembre 2008

Encore.

Toujours sur le corps et l'idéal, une autre preuve, d'une perspective bien différente :
" Un sentiment, si profond soit-il, se nourrit à la vie physique, c'est là qu'il s'abreuve : quand celle-ci se met à lui manquer, il a froid, il grelotte (...). Laissé seul, à lui-même, un sentiment s'égare bien vite." (Hubert Aquin, Journal, 20 déc. 1948.)

06 novembre 2008

Et vice-versa.

Tenez, sur le rapport étroit entre l'idéal et le corps, je ne suis pas seule à le dire:
"Je ne sais si je meurs de cancer ou de trop vouloir forcer le rêve à pénétrer ma réalité." (Uguay, encore, dans son Journal, encore, p. 220.)

05 novembre 2008

Le corps dans l'idéal

Approcher l'idéal multiplie, en moi, le sentiment de la vie. Et ce sentiment passe d'abord par le corps.
Rarement en effet mon corps est-il aussi présent à lui-même, aussi réceptif que dans l'éclair de la compréhension, dans l'enthousiasme de l'ébauche d'une parole ou dans la conscience du sens qui se révèle. 
La littérature n'est pas, pour moi, un art de la tête - cela explique peut-être pourquoi, d'ailleurs, les études romanesques ou sémiologiques m'ennuient si souvent. Voilà une chose incompréhensible à ceux qui ne s'y frottent pas beaucoup : la recherche, la lecture et l'écriture ne sont pas des moments de réelle solitude, mais au contraire d'une humanité quintuplée, d'une fraternité vécue, avant toute chose, par la sensation.
Si dans la littérature on cherche  souvent à transcender le corps, on privilégie son affaiblissement - c'est Hesse, c'est Proust, c'est combien d'autres - et on a du mal à investir sa normalité ou sa banalité  - le De la maladie de Woolf est à cet égard très instructif - c'est précisément parce que l'habitation littéraire du monde est d'abord faite d'une exaltation, d'une hypersensibilité ou d'une mésadaptation corporelle. En témoigne l'importance accordée au corps dans nombre de journaux d'écrivains, de Kafka à Marie Uguay. Toute parole exprime un désir fou dont le corps est le socle premier. 
Mais il y aura encore beaucoup à dire sur le désir et la littérature, précisément parce qu' "on approche toujours le désir par ellipses. Il nous parle en permanence de nous-même. Tous les paysages de la terre lui ressemblent." (Uguay, Journal, p. 195.) 
Et parce qu'il y a dans cette totalité et dans cette permanence toute la grandeur et l'exigence de l'idéal.

04 novembre 2008

La double face de l'idéal

L'idéal est un impératif : "Je dois perdre l'habitude de moi-même, faire le vide. Que mon regard, déchargé de ses anciennes idées, s'étonne, découvre, que les secrets s'entrouvrent et les questions jaillissent, que de nouveaux désirs me fassent part d'un nouveau langage." L'idéal est une retenue : "Dans ce qui n'est pas dit se tient tout le visage du monde." Marie Uguay, Journal, p. 122 et p. 103.

02 novembre 2008

La douleur du naïf

Et si l'idéaliste est un enthousiaste, sa foi dans l'idéal suppose une bonne dose de naïveté qui ne peut déboucher que sur une déception sans cesse renouvelée.
Des idéalistes rationalistes jusqu'aux Romantiques allemands, de Descartes à Novalis, la perspective de l'idéal est sans doute davantage une pulsion quasi destructrice qu'une énergie qui préserverait nos forces vitales.
Voilà l'ironie. L'idéaliste tourne ses yeux vers l'idéal pour renouveler des forces vitales qui sont grugées à chaque instant par son idéalisme même.

01 novembre 2008

Un humanisme exigeant

Mais l'idéal est une exigence.
Exigence d'une parole; un engagement à dire le vivant du monde dans sa juste mesure. L'idéal est une autorité face à laquelle je ne conçois l'expression que comme réaction. Une autorité enthousiasmante, certes, une vague qui précède la parole et la porte, mais une aspiration difficile qui ne peut, par définition, qu'être approchée. Voilà pourquoi la pensée qui se génère d'elle-même, la connaissance complaisante qui pense s'ériger solidement, et son érudition triomphante, m'embêtent. Peut-être la pensée de l'ici s'y apparente-t-elle, d'ailleurs. Elle me semble en tout cas reposer sur une sorte de vaste mensonge fondamental qui oublierait la raison d'être de la parole: dire, nommer le monde.
Exigence envers le monde, donc, qu'il faut habiter autrement, au sein duquel il faut se déplacer pour continuer d'en dire le mouvement perpétuel. Cette exigence que je m'impose bien imparfaitement est à double tranchant: il m'est difficile de ne pas la transférer sur autrui. Je conçois l'idéal comme le socle d'une humanité à mettre en actes et ne comprends pas qu'on ne veuille pas s'y engager. Cette exigence nourrit donc d'une part une curiosité épuisante -- tenter de comprendre ceux qui ne ressentent pas comme moi l'urgence de saisir ce qu'ils sont intimement, de chercher à multiplier les possibilités de l'expérience humaine -- et d'autre part, malheureusement, un mépris latent, dont j'essaie de m'éloigner mais qui me gagne encore parfois, et qui exprime moins un sentiment de supériorité qu'une désolation, une déception. Les malentendus très concrets qui peuvent résulter de cette exigence ne me semblent du reste pas contraires à l'idéal, dont la vitalité n'exclut pas l'habitation de certaines zones troubles. Mais malgré tout, il y a  ma sensibilité qui se trouve toujours, et pour longtemps, fragilisée par les chocs qu'elle y subit, les déceptions.
Exigence d'une littérature, aussi, qui se consacre à faire apparaître chaque moment, chaque recoin, comme on dit, de ce monde porté par l'idéal. Exigence d'un chuchotement plutôt que d'un cri, forcément, pour ne pas heurter ou cacher tout ce qui reste à dire; exigence que le roman populaire contemporain ne s'impose visiblement pas du tout. Or, puisqu'il n'y a rien, je crois, qui fasse autant résonner le monde que la littérature, il ne me semble pas abusif de considérer un large pan de la production écrite actuelle comme n'étant pas de la littérature. Il faut en effet qu'il y ait autour du livre tout un silence. Dès que le monde ne se trouve pas modifié par la vague qu'il crée, un livre me semble être une pure perte. Au contraire, quand je suis dans l'aspiration à l'idéal -- oui, "quand", car l'idéal a sans doute aussi son temps -- il y a au coeur du mot un élan vital, une marche vers une plus grande lisibilité du monde.
C'est Peter Handke, illustre représentant de l'idéalisme et modèle en cette matière, qui résume le mieux l'exigence multiple de cette pensée englobante : "Dans les mots, quand je parviens à les penser, s'enracine, au plus profond de moi, le ciel". (À ma fenêtre le matin, p. 283.)
Et quand mon regard se pose sur ce ciel en moi, le poids de mon humanisme difficile, dont l'idéal est à la fois l'ancrage et la visée, me semble moins lourd.

26 octobre 2008

De l'idéal.

Pourquoi ceci ?
Dans le monde des idées, il gronde dans la blogosphère, mot pourtant rigolo, une noirceur combative. La littérature et la pensée y sont souvent présentées sous la lumière du combat, voire de la mort. "Déprime explosive", lit-on ici. "Lucidité homicide", voit-on là. (Voir la liste de blogues dans le menu à droite.) Soit. Le chemin de la pensée est, je l'admets, celui de la difficulté. De la résistance. À soi, aux mots qui nous disent, au monde. 
Pourtant, je conçois davantage le travail du penseur comme une patience. Vibrante, grouillante - une "ardente patience", oui - mais patience tout de même, réserve ou retraite. Voilà en effet les mots qui réussissent le mieux, je crois, à traduire cette distance interrompue par quelques apparitions, quelques approches d'un réel dont on sait qu'il ne se laissera pas embrasser ni même, plus modestement, raconter. Même s'il y a dans l'expression "distance au monde", si chère à la poésie contemporaine, une certaine posture qui m'agace, je vois en elle beaucoup de justesse. La distance du penseur - et celle du créateur est peut-être autre - est, paradoxalement, une immense proximité au monde. Penser la littérature, ce qui revient, assez banalement, à réfléchir le monde, c'est se poser dans cet ailleurs qui ne saurait, encore une fois assez banalement, être sans un ici qui le fasse exister. Et tandis que le combat de la pensée, tout à fait légitime et nécessaire, se livre au coeur du tumulte, en plein dans cet ici, la pensée comme patience me semble s'ancrer dans ce lieu multiple qu'est le territoire de la retraite. Sur le seuil, au bord de la fenêtre. Et la parole qui en ressort dit forcément ce double sentiment du proche et du lointain, cette "distance", oui, mais dans le monde.
La vigueur combative des penseurs virtuels, la pensée de l'ici dont je suis du reste admirative, m'est plutôt étrangère. Pour ma part, c'est dans cette posture ambiguë, dans ce "là" que l'on devine voisin, si près même qu'on le frôle presque, que ma parole prend forme. C'est dans cette retraite que je sens grandir l'humanité en moi. Et comme je ne vois à la vérité aucune autre raison à mon entrée en littérature, l'habitation répétée, prolongée de cette retraite est sans cesse un idéal.
Pourquoi ceci, donc ? Parce qu'il me semble nécessaire que cette pensée risquée, incertaine, "chambranlante", comme on dit, occupe elle aussi un espace. Et parce qu'aucun espace, ni dans l'enseignement de la littérature - ou si peu! - ni dans les études littéraires, ne m'est proposé pour l'exprimer. 
Cette expression s'adresse bien sûr à un autre hypothétique. Je me lance d'ailleurs dans cette entreprise sans grands espoirs d'une réception nombreuse. Mais justement, il y a dans le geste désintéressé de l'approche une grande beauté. Peut-être ne m'adresserai-je qu'à moi-même, pour confirmer cette parole inconfortable, naïve sans aucun doute, dont je sens tous les jours l'urgence tranquille. Une tentative interrompue de correspondance m'a bien montré combien la lettre est un danger, dont je ne suis pas prête à courir les risques. Même si l'autre auquel je m'adresse sera sûrement absent, le monde virtuel le fait exister comme présence potentielle. Et comme je souhaite simplement proposer une parole qui me semble rare, qui sera souvent maladroite, évidemment, en pensant que d'autres, peut-être, partageront ses vues, cette potentialité suffit à faire exister ma voix.
Car l'idéal est beaucoup, aussi, dans ce peut-être