20 décembre 2014

Répondre, babiller

Je suis toujours mal préparée. 

Le temps qui passe a beau me trouver le plus souvent absente, occupée ailleurs à quelque anticipation du pire ou, plus rarement, fantasme du meilleur, toutes mes précautions sont vaines : je ne sais pas répondre au réel qui m'excède, au réel qui me surprend ou même à celui, plus banal, des jours qui passent, tout simplement.  

Je ne dis donc jamais "non" à une idée - je veux dire pensée, réflexion, opinion - un peu présentable qui m'est suggérée. Et je peux changer d'avis trois fois dans une conversation de cinq minutes. Paresse ? Mollesse ? Un peu, sûrement. Noble souplesse, ouverture ? Les bons jours seulement. J'essaie de me légitimer en prétextant que si je méprise aussi sérieusement les apôtres de l'esprit critique qu'il faudrait enseigner à nos jeunes dès la maternelle, c'est précisément parce que j'ai l'impression que pour com-prendre quelque chose, il faut d'abord lui laisser une chance. Sauf que pour être honnête, le plus souvent, le consentement est juste la façon la plus simple que j'ai trouvée de ne pas avouer qu'au fond, j'avance aveuglément dans une opacité que même mes plus amples mouvements de panique n'arrivent pas à débroussailler. 

Bref, pour le dire moins élégamment, je suis un peu conne. Ou lente, à tout le moins. 

Or ce soir, écoutant un passionnant entretien à propos de la conception de l'enfance de Lyotard *, j'ai presque réussi à me pardonner mes abrutissements. Dans l'euphorie de la découverte, j'ai compris parfaitement ce que Lyotard voulait dire quand il parlait de l'enfance comme d'un régime d'hypersensibilité qui n'a rien à voir avec un temps de la vie mais avec un état. De l'enfance comme d'un débordement pré-humain, électrique, qui ébranle et excède celui qui ne peut pas le maîtriser. Je le comprenais parce que pour moi, c'est pareil : si je ne sais que dire "oui" aux idées nouvelles qui me sont proposées,  c'est parce que je n'ai jamais cessé de faire l'expérience du monde comme un enfant. C'est parce que devant un langage solide qui continue de m'écraser, devant le trop plein d'un sens incommensurable que je veux garder à distance pour ne pas avoir à en faire le deuil, j'opine, faute de mieux. C'est un accord d'avant les mots, le son que fait ma peur pure et dure qui ne s'est pas dissipée avec le temps. Je dis "oui" comme un enfant plie - "d'accord…" - quand on lui ordonne quelque chose. Parce que tout déplacement dans l'équilibre fragile du monde que je sais à peine supporter tel qu'il est met en danger ma vie même, le peu d'énergie que j'ai su me préserver.

Enthousiaste, j'ai pensé pendant tout le chemin de retour à une façon de rendre compte ici de ce petit éclaircissement avec un peu de simplicité. Toutes sortes de phrases ont commencé à s'énoncer dans ma tête - d'habitude c'est bon signe, non ? - et je me sentais lancée. Mais au moment de commencer, pouf !, ça s'était évaporé. Et maintenant, je ne sais plus par quel bout prendre ça, cette affaire-là. Je réécoute l'émission, mais elle m'échappe en grande partie, finalement. Je ne sais plus ce que j'ai bien pu vouloir dire à propos de tout ça, franchement.

Ah, oui, une chose, peut-être : soyez tendres avec ceux qui se taisent. L'hiver mouillé est lourd, autour, et ils ne savent pas lui résister.


* Aux Nouveaux chemins de la connaissance, animés par Adèle Van Reeth sur France culture. Ça se trouve ici : http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-adieu-l’enfance-14-lyotard-l-enfance-n-a-pas-d-age-