24 juin 2010

Ecce homo

Je ne sais plus bien où j'en suis. Mon corps est sur le point de craquer - je le lui pardonne : après 11 mois de travail sans pause, il a bien le droit de me faire savoir qu'il existe - et le reste aussi.
Hier soir, c'était le dernier cours magistral que je donnais en 11 mois. Sur Huis clos, qui plaît d'ordinaire aux étudiants et qui synthétise un existentialisme qui a, pour eux, des échos dans la "vraie" vie. Je le sais : c'est à leur âge que j'ai découvert cette pièce dont l'éthique fondamentale m'avait semblé être une solution à mon malaise perpétuel. Et les deux autres fois où je l'ai enseignée, elle avait effectivement voulu dire quelque chose pour eux. Mais pas cette fois-ci. Cette fois-ci, c'est plutôt dans une indifférence criante qu'ils ont accueilli mon enthousiasme; le vide dans leurs yeux et les silences lourds qu'ils m'infligeaient en disaient longs sur l'abîme qu'il y avait entre eux et moi.
Cela arrive, parfois. Mais hier soir, fatiguée, je n'ai pas pu le supporter, et j'ai craqué. Je leur ai dit combien leur insensibilité m'effrayait, combien je me désolais devant des gens si peu vivants, curieux. Mais je l'ai mal dit, au bord des larmes et tremblante. Et ils ne le méritaient pas tous.
Ce matin, je suis donc tout bonnement prise par les remords de l'enseignante qui a débordé. Pour me calmer, je plonge dans Beloved, de Toni Morrison, qui n'a rien de calmant mais dont l'atmosphère trouble m'éloigne des petits soucis réels qui n'ébranlent rien sauf moi. C'est dans un contexte similaire que j'avais lu Faulkner, plus jeune, presque tout Faulkner, sous un soleil chaud qui brûlait un peu la solitude que je n'arrivais pas à supporter et dont je ne savais pas sortir.
En m'entourant de fantômes et d'étrangeté, j'oublie un peu que je suis trop humaine. Ça fait du bien.

19 juin 2010

Accompagnements

Ce soir, souhaitant me départir du plus grand nombre de livres possible pour regarnir les tablettes d'oeuvres plus essentielles, j'ai fait le ménage de mes bibliothèques. Pensant à toutes ces vieilles choses que je continue de traîner en sachant bien que plus jamais je ne les lirai, je croyais bien pouvoir me délester d'au moins trente livres. Au moins. Or j'en ai retiré neuf. Neuf pauvres titres ne pouvant plus rien pour moi.
Je devrais être un peu déçue; j'en suis, au contraire, ravie. En dehors des quelques études que j'ai retracées dont je ne me soupçonnais pas propriétaire et qui risquent d'être fort éclairantes, j'en tire une autre preuve que j'ai choisi le bon chemin : pour moi, un livre continue d'agir même en silence, même oublié, et cette action est trop importante pour que je me départisse de l'incarnation matérielle qui me la rend visible.
Mes livres murmurent en effet perpétuellement. Leurs chuchotements forment la musique qu'il faut, toujours, pour dormir ou pour penser, qui me calme ou m'emporte quand il m'arrive de ne plus l'écouter que d'une oreille distraite. Mais même si c'est vrai sans cesse, certaines lectures la ravivent instantanément et multiplient cet accompagnement précieux.
Une idée simple d'Yvon Rivard est de celles-là. Je n'en tire pas de leçon précise, je ne discerne pas (encore) ce qui, parmi tout ce qui bouge dans ce livre-là, durera en moi. Pourtant, ces jours-ci, il y a toujours quelque chose qui émane de lui où qu'il soit placé - je le promène, du bureau à la table de chevet, de la bibliothèque au sac, cherchant sans doute la place qui lui revient - qui m'oblige un temps d'arrêt et qui m'appelle même quand je ne m'y attends plus. J'avais écrit ici que je devrais "absolument" reparler de cet immense livre, et j'en sens chaque jour le besoin. Mais je ne sais pas par quel bout le prendre, lui qui résonne de toutes sortes de façons et dont la lumière diffuse me semble si englobante qu'elle devient difficile à penser.
En essayant malgré tout d'identifier une chose, parmi toutes les lectures nouvelles et les idées vivantes que Rivard propose, qui m'aurait profondément émue et renversée, je suis arrivée à deux petites conclusions, pas nouvelles mais bonnes à ré-entendre. La première : le savoir aide à vivre. Si cet être humain extraordinairement ouvert et compatissant peut faire voir autant de bonté à travers de simples commentaires de lectures ou des réflexions libres, s'il parvient à formuler une pensée en laissant autant de place à la parole d'autrui, comme pour bien signaler qu'on n'est jamais rien d'autre qu'un maillon de la chaîne, c'est forcément que la littérature fait littéralement ce qu'il souhaiterait qu'elle fasse : elle rend meilleur. Et celui qui prend le risque de partager cet étrange savoir portera véritablement "assistance à autrui" (p. 9) en l'incitant à aller voir lui aussi ce qui, à travers la parole et la fiction, peut tout simplement lui apprendre à mieux vivre. La seconde : la littérature est - je ne cesse de l'écrire ici mais je trouve trop rarement des "littéraires" assumant aussi complètement que lui cette posture - une éthique. Lire comme il lit, penser comme il pense, cela suppose une manière d'être qui dépasse largement le cadre de la littérature ou, pour le dire mieux, ce cadre lui-même dépasse infiniment celui auquel il est trop souvent restreint. Le dialogue constant que Rivard maintient entre le livre et le monde, son attention sublime aux silences de cette vieille femme qu'elle voudrait qu'on raconte pour elle, par exemple, et l'exigeante empathie que sa manière de voir l'homme et le livre implique sont autant de preuves des pouvoirs de la littérature sur la vie, la vraie. Et ces pouvoirs sont tels que la pratique de la littérature - lire, écrire, enseigner, penser et le reste - n'est pas une activité d'exception qui se laisse mettre de côté quand il m'arrive, comme souvent, de la sentir un peu marginale, mais doit au contraire tenir lieu d'approche première du réel et des gens.
Alors même si je ne trouve rien de bien neuf à en dire, même si je baigne encore dans son accompagnement diffus, je suis heureuse de savoir ce livre parmi mes autres, de savoir que son murmure s'ajoutera à ceux qui rendent déjà mes bibliothèques vivantes. Parce que quand je me sentirai démunie devant "l'énigme quotidienne de la vie et de la mort" (p. 77), il sera là avec les autres pour me rappeler que cette faiblesse est aussi ma plus grande force, et que c'est précisément cette fragilité qui me rend, parfois, plus grande et plus vivante.