01 novembre 2008

Un humanisme exigeant

Mais l'idéal est une exigence.
Exigence d'une parole; un engagement à dire le vivant du monde dans sa juste mesure. L'idéal est une autorité face à laquelle je ne conçois l'expression que comme réaction. Une autorité enthousiasmante, certes, une vague qui précède la parole et la porte, mais une aspiration difficile qui ne peut, par définition, qu'être approchée. Voilà pourquoi la pensée qui se génère d'elle-même, la connaissance complaisante qui pense s'ériger solidement, et son érudition triomphante, m'embêtent. Peut-être la pensée de l'ici s'y apparente-t-elle, d'ailleurs. Elle me semble en tout cas reposer sur une sorte de vaste mensonge fondamental qui oublierait la raison d'être de la parole: dire, nommer le monde.
Exigence envers le monde, donc, qu'il faut habiter autrement, au sein duquel il faut se déplacer pour continuer d'en dire le mouvement perpétuel. Cette exigence que je m'impose bien imparfaitement est à double tranchant: il m'est difficile de ne pas la transférer sur autrui. Je conçois l'idéal comme le socle d'une humanité à mettre en actes et ne comprends pas qu'on ne veuille pas s'y engager. Cette exigence nourrit donc d'une part une curiosité épuisante -- tenter de comprendre ceux qui ne ressentent pas comme moi l'urgence de saisir ce qu'ils sont intimement, de chercher à multiplier les possibilités de l'expérience humaine -- et d'autre part, malheureusement, un mépris latent, dont j'essaie de m'éloigner mais qui me gagne encore parfois, et qui exprime moins un sentiment de supériorité qu'une désolation, une déception. Les malentendus très concrets qui peuvent résulter de cette exigence ne me semblent du reste pas contraires à l'idéal, dont la vitalité n'exclut pas l'habitation de certaines zones troubles. Mais malgré tout, il y a  ma sensibilité qui se trouve toujours, et pour longtemps, fragilisée par les chocs qu'elle y subit, les déceptions.
Exigence d'une littérature, aussi, qui se consacre à faire apparaître chaque moment, chaque recoin, comme on dit, de ce monde porté par l'idéal. Exigence d'un chuchotement plutôt que d'un cri, forcément, pour ne pas heurter ou cacher tout ce qui reste à dire; exigence que le roman populaire contemporain ne s'impose visiblement pas du tout. Or, puisqu'il n'y a rien, je crois, qui fasse autant résonner le monde que la littérature, il ne me semble pas abusif de considérer un large pan de la production écrite actuelle comme n'étant pas de la littérature. Il faut en effet qu'il y ait autour du livre tout un silence. Dès que le monde ne se trouve pas modifié par la vague qu'il crée, un livre me semble être une pure perte. Au contraire, quand je suis dans l'aspiration à l'idéal -- oui, "quand", car l'idéal a sans doute aussi son temps -- il y a au coeur du mot un élan vital, une marche vers une plus grande lisibilité du monde.
C'est Peter Handke, illustre représentant de l'idéalisme et modèle en cette matière, qui résume le mieux l'exigence multiple de cette pensée englobante : "Dans les mots, quand je parviens à les penser, s'enracine, au plus profond de moi, le ciel". (À ma fenêtre le matin, p. 283.)
Et quand mon regard se pose sur ce ciel en moi, le poids de mon humanisme difficile, dont l'idéal est à la fois l'ancrage et la visée, me semble moins lourd.

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