15 mai 2010

Aimer le dire, et vice-versa

Amoureuse, je refuse dans un premier temps d'admettre que "l'amour se paie toujours par la perte de la raison, par l'abandon de soi et par la mise sous tutelle qui en résulte." (p. 37) Je refuse tout net que, au dessus de cette béance, mon "regard (soit) vide", qu'il soit, "comme on dit fort justement, éperdu." (p. 36) Je refuse que l'amour me mette forcément "hors du monde." (p. 38) Et mon corps, violé, se cambre durement sous le poids de cette objection.
Parce que c'est d'abord mon corps qui s'oppose à la condamnation sans appel de l'amour que propose ce livre de Süskind que je viens de terminer, Süskind que je ne connais d'ailleurs pas et dont l'oeuvre ne m'a jamais beaucoup intéressée. Mais justement, pourquoi l'avoir lu, sinon pour être ainsi confrontée à ce que je sens monter en moi depuis que je suis perdue par l'amour, à ce que j'observe chez les amoureux autour de moi qui, se croyant pleins, se retirent du monde ?
Aimant, on imagine son regard plein du feu sans cesse renouvelé que l'autre fait naître en soi. Aimant, on porte une parole nouvelle : le monde que cet amour révèle doit être raconté sans cesse, infiniment, parce qu'il éclairera aussi les autres qui n'aiment pas comme on aime et à qui on veut montrer ce que veut vraiment dire aimer; on se fait Borgès, mais romantique. Aimant, on est pédant, adolescent.
Or cette parole nouvelle s'épuise, inévitablement. On ne sait plus quoi dire, comment le dire. Et puis on a peur : si notre besoin de raconter s'essouffle, notre amour s'essouffle-t-il forcément avec lui ? Après la folie de l'ivresse, il y a la peur du silence, parce que même si chacun sait qu'en fait c'est précisément en silence que s'exprime le plus exactement l'amour, ce silence veut forcément dire une absence, une fin.
Pour Süskind, cette folie est pure perte, négative. Pourtant, il me semble que cette ivresse voisine de la foi s'approche dangereusement de l'amour tel que le suppose Eros, patron des amoureux. Amoureux, on s'élève, on crée malgré soi, on aspire sans cesse à renouveler cette parole que l'on sait limitée. Même s'il mène à l'absence et, Süskind l'affirme à tout le moins, à la mort, l'amour est d'abord un principe de multiplication de la vie. Pendant qu'il/elle dure.
Voilà donc, dans un premier temps, ce que j'en ai pensé, de cette réflexion sur l'amour un peu péremptoire qui empeste le vieux garçon frustré.
Mais puisque le temps ne s'arrête jamais, il a bien fallu que je le revisite, mon amour, ma parole d'amoureuse qui se répète et se répète. Que je me rappelle du tout début, où c'est littéralement sous la forme d'une pulsion destructrice qu'elle m'est venue, cette passion. Que je me souvienne que la pensée qu'elle créait en moi était "sans issue : le présent, la peau, l'Autre." (p. 35) Que je ne pensais qu'en apories - "je l'aime de tout mon vide" (p. 97) - et jusque dans la négation de celui que j'aimais, parce que sans cesse "la présence des autres creusait davantage son vide en moi" (p. 76) et, du même souffle, mon absence au monde. Que mon temps d'en-dehors du monde s'articulait autour de coups de téléphone qui me faisaient exister soudainement, comme par surprise, dans un "présent si fort, si haletant, que l'avenir et le passé me sembl(aient) à des années-lumière." (p. 60) Il a bien fallu en somme que je lui donne raison, à Süskind : l'amour naissant est destructeur, et n'a rien de l'idéal qu'on nous vend si souvent. Dans Se perdre, Annie Ernaux m'en faisait du reste la brillante démonstration.
Pourtant, je n'ai pas abdiqué. J'ai cherché des preuves que l'amour est chose vivante, créatrice. Chez Ernaux, il faut bien le dire, ça pullulait. Pour elle, être passionné veut dire "ne rien perdre de la vie pure" (p. 173). Et parce qu'aimer nous place "souvent (...) comme au bout de la vie" (p. 149), "(la) passion bourre l'existence à craquer." (p. 74)
Mais il y en avait chez moi aussi, et peut-être surtout. C'est en effet évidemment parce que je refuse de taire l'amour qui m'habite que je me suis entêtée à trouver une astuce pour continuer d'en parler, même s'il fallait passer pour cela à travers une réflexion qui en propose une critique absolue. N'est-ce pas là la preuve que, bien loin d'être en dehors du monde, l'amoureux joue d'ingéniosité pour s'imposer au monde dans tout ce qu'il a d'infatué, certes, mais aussi de bouillant et d'avide ? N'est-ce pas là la preuve qu'aimer veut dire être en vie ?
Voilà au fond où je voulais en arriver. Süskind et Ernaux m'y ont aidée. Bien malgré eux.
Références
En italique : Patrick Süskind, Sur l'amour et la mort, Paris, Le Livre de Poche, 2006.
En gras : Annie Ernaux, Se perdre, Paris, Gallimard, "Folio", 2006 (2002).

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