28 novembre 2010

Le voyage que je voudrais faire.

Quand j'ai commencé mon doctorat - que j'ai finalement abandonné avec le sourire -, tout ce que je savais, c'était que je voulais le faire sur ce genre bien étrange qu'est le journal d'écrivain. Parce que pour moi, la littérature est d'abord une éthique, et parce qu'il me semblait qu'étudier le journal était la meilleure manière de faire la démonstration que, même dans une écriture dite de l'intimité, l'écrivain s'installe avant toute chose dans un certain rapport à l'autre.
Pour choisir mon corpus, pour choisir les journaux sur lesquels allait porter ma thèse, j'en ai évidemment lu beaucoup. Et il y avait une constante : les journaux qui m'intéressaient étaient ceux qui ne racontaient rien. Dans lesquels il y avait beaucoup moins d'événements, au sens concret du terme, que de pensées. J'ai finalement opté pour ceux d'André Major, Marie Uguay, Saint-Denys Garneau et Hubert Aquin. En ordre de préférence. Même si ça déplaisait à ma directrice de recherche, qui les préférait au reste, les moments où Aquin raconte ses voyages m'apparaissaient beaucoup moins forts que ses dérapes farouches sur tel ou tel fait de société, par exemple. Parce que le véritable événement est pour moi celui de la pensée qui se transmet, de la circulation qui s'installe entre le corps du diariste et celui de son lecteur.
Or je constate ces jours-ci que, quand il m'arrive de lire les récits de voyage d'amis plus ou moins proches, c'est là aussi ce que je cherche. Je veux beaucoup moins savoir à quelle heure tu t'es levé que ce qui t'a traversé l'esprit au moment du réveil. Je veux moins savoir comment se sont comporté tes hôtes que comment exactement tu as été ébranlé par leur comportement.
Il me semble qu'un voyage est moins une affaire de faits qu'une affaire de transformations. Même si elles peuvent bien sûr survenir suite à des faits, c'est à elles bien plus qu'à eux que je souhaiterais voir accordé le plus de temps, de mots, d'espace. Parce que, du point de vue du rédacteur, c'est en prenant soin de les décrire elles, de trouver les mots qu'il faut pour les nommer, que leur portée véritable pourra être ressentie. Évidemment, le récit de voyage, contrairement à la plupart des journaux, est d'emblée destiné à la lecture. Je comprends, donc, qu'on ne veuille pas, qu'on ne puisse pas entrer dans une intimité très grande si l'on "publie" notre récit sur un site comme Facebook, par exemple. Mais faire ce choix, comme celui du blogue, c'est déjà postuler quelque chose comme ceci : j'accepte que ceux qui me liront, tous ceux qui me liront, en apprennent beaucoup sur moi. Dans ce cas, courir le risque de l'intimité jusqu'au bout me semble un beau pari. Et l'intimité des idées est bien plus riche que celle du compte-rendu d'activités.
Je rêve de (re)lire un récit de voyage contemporain qui ne me dirait pas, tiens, où le locuteur se trouve. Qui ne me détaillerait ni son menu ni l'état de ses finances, mais qui voltigerait entre des rencontres et ce qu'elles ont provoqué, des paysages et ce qu'ils ont éveillé, des angoisses et des fantasmes qui apparaîtraient grâce au souffle puissant que procure l'émerveillement et la nouveauté. L'étreinte des vents, d'Hélène Dorion, est de cette nature. Mais j'en voudrais d'autres, plusieurs autres pour me faire voyager avec eux.
Et que ce voyage soit réel ou fictif ne change rien à l'affaire. Parce que le rapport des écrivains de l'intime à leurs lecteurs repose sur un partage, sur une intimité qui ne leur raconte pas ce qui leur est étranger mais ce qui leur ressemble : gouffres, vertiges et autres musiques diffuses.

7 commentaires:

manouche a dit…

"Le voyage est moins une affaire de
faits que de transformations" .Le voyageur cherche ailleurs sa propre transformation exotique et momentanée .C'est pour cela que le récit en est difficilement communicable.

Mek a dit…

Sauf qu'à mon humble avis, pour que jaillisse cette intimité, il vaut mieux taire beaucoup de varlopages (que le lecteur se fera lui-même sur un écran de quarante kilomètres carrés) et dire avec grande précision l'anecdotique le plus concret possible. Enfin, c'est la petite trouvaille d'Hemingway (qui la tenait sans doute de Hamsun).

v. a dit…

@J
Parmi toutes les soirées, ce soir, j'aurais voulu que tu sois à mes côtés. Aucun rapport avec ton billet, mais j'y vois quand même un certain lien... ce que les mots - et donc la littérature – peut transmettre. J'ai eu une très grande discussion avec des gens que je connais très peu sur ce que peut la science et ce que peut la littérature. Sans tomber dans un raisonnement manichéen, disons que j'étais du côté de la littérature – ou des arts en général. Faire comprendre à des gens ce que peut la littérature face à la science est une tâche qui me paraît, de nos jours, insurmontable. Sans dire que nous ne nous sommes pas rejoints sur certains points, je n'ai clairement pas réussi à transmettre cet ébranlement qui est le propre de la littérature ou de ce que je conçois comme étant de la littérature. D'ailleurs, peut-être avaient-ils raison (et c'est moi ici qui me pose la question): la science ne peut-elle pas nous ébranler aussi?

v. a dit…


Je ne fais pas partie de l'école de Hemingway.

J. a dit…

@É. : C'est un avis que je comprends et que je respecte. Sauf que je dois bien dire que je ne suis suis pas, moi non plus, de l'école de Hemingway. S'il faut choisir, comme le prétendait je ne sais plus quel critique, entre Faulkner et Hemingway, je choisis Faulkner. Et s'il est vrai que sur la seule base de ce choix on peut mieux comprendre ce que je suis en littérature, alors soit.

Mais il faut quand même préciser que, si je souhaite plus que des faits, ça ne veut pas dire que je ne cherche qu'un charabia sans exigence et sans travail formel de type "journal quotidien d'une jeune adolescente révoltée". J'espère qu'on l'a compris. Comme j'ai écrit, les transformations surviennent suite à des faits, mais c'est à elles que j'aimerais voir accordé le PLUS de temps. Et (@Manouche) de la même manière que c'est parce que le voyageur cherche à prendre le poids de sa propre transformation qu'il se donne la peine de raconter son périple, c'est aussi parce que ce récit est difficilement communicable que j'ai envie qu'il s'y attarde. Pour lui comme pour moi.

@V.: Quant à l'épineuse question des pouvoirs d'ébranlement du littéraire face à ceux de la science, il me semble qu'on pourrait lui consacrer une thèse entière. Une réponse possible peut venir de la philosophie, de Kant plus précisément, qui propose une distinction entre le scientifique et le philosophique qui pourrait valoir quelque chose ici.

Oui, la science peut ébranler, mais la science ne peut faire le récit de cet ébranlement, le fouiller, ne peut revenir sur les crises qu'elle peut traverser par la voie d'un métalangage, sauf rarement. La science ne peut se détacher d'elle-même et donner aux ébranlements qu'elle cause leur véritable portée. Le discours philosophique peut le faire.

De façon analogue, la littérature est peut-être un espace où la fracture peut s'élargir en s'énonçant, pour ainsi dire, où une extrême présence à ce qui ne se dit QUE difficilement - d'où l'intérêt - fait apparaître cet ébranlement dans toute sa force.

Le propre des pouvoirs de révélations du littéraire concerne peut-être moins l'ébranlement - un cartésien pourra être plus profondément ébranlé par une découverte scientifique que par le récit sublime du "Bruit des choses vivantes", par exemple - que la capacité de s'attarder à cet ébranlement, de le raconter avec une extrême attention qui en révèle les profondeurs.

Ainsi, et pour finir avec le sourire, il y aurait peut-être un très bon roman à écrire à propos des ébranlements que traverse un scientifique incapable de les nommer, mais j'imagine mal une hypothèse scientifique tentant de mesurer les ébranlements du littéraire. Le potentiel explicatif de l'une dépasse largement celui de l'autre. À moins qu'on ne s'intéresse qu'aux choses observables. Mais nous sommes encore quelques-uns à prendre le risque de s'approcher d'un indicible qui transcende les faits. Heureusement! (Voyez comme je boucle la boucle! ;)

manouche a dit…

Je devrais peut être m'abstenir ayant déjà participé mais la discussion ma passionne .Je dois te dire que la science, en particulier les physiques des extrêmes et les mathématiques me semblent dotés "d'un grand pouvoir d'ébranlement"et souvent même d'une certaine poésie...

J. a dit…

Je suis aussi d'avis que la science peut ébranler, comme je l'ai écrit : "Oui, la science peut ébranler, mais la science ne peut faire le récit de cet ébranlement".

Je ne sais par ailleurs pas si je parlerais de poésie - il faudrait que je sache mieux ce qui était entendu par "poésie" dans ce contexte - mais en tout cas, il y a indubitablement une réelle beauté dans certaines images ou découvertes scientifiques. Mais la science ne peut pas s'attarder à cette beauté, ne peut pas la décrire avec les mots qui inscriraient cette splendeur dans une durée. Ce que peut faire la littérature, il me semble.

P.S. Existe-t-il une loi non-écrite interdisant de commenter deux fois un billet?! Je l'abolis immédiatement pour ici! Il ne faut pas s'abstenir, donc, d'ajouter deux grains de sel si on en a envie!