20 décembre 2014

Répondre, babiller

Je suis toujours mal préparée. 

Le temps qui passe a beau me trouver le plus souvent absente, occupée ailleurs à quelque anticipation du pire ou, plus rarement, fantasme du meilleur, toutes mes précautions sont vaines : je ne sais pas répondre au réel qui m'excède, au réel qui me surprend ou même à celui, plus banal, des jours qui passent, tout simplement.  

Je ne dis donc jamais "non" à une idée - je veux dire pensée, réflexion, opinion - un peu présentable qui m'est suggérée. Et je peux changer d'avis trois fois dans une conversation de cinq minutes. Paresse ? Mollesse ? Un peu, sûrement. Noble souplesse, ouverture ? Les bons jours seulement. J'essaie de me légitimer en prétextant que si je méprise aussi sérieusement les apôtres de l'esprit critique qu'il faudrait enseigner à nos jeunes dès la maternelle, c'est précisément parce que j'ai l'impression que pour com-prendre quelque chose, il faut d'abord lui laisser une chance. Sauf que pour être honnête, le plus souvent, le consentement est juste la façon la plus simple que j'ai trouvée de ne pas avouer qu'au fond, j'avance aveuglément dans une opacité que même mes plus amples mouvements de panique n'arrivent pas à débroussailler. 

Bref, pour le dire moins élégamment, je suis un peu conne. Ou lente, à tout le moins. 

Or ce soir, écoutant un passionnant entretien à propos de la conception de l'enfance de Lyotard *, j'ai presque réussi à me pardonner mes abrutissements. Dans l'euphorie de la découverte, j'ai compris parfaitement ce que Lyotard voulait dire quand il parlait de l'enfance comme d'un régime d'hypersensibilité qui n'a rien à voir avec un temps de la vie mais avec un état. De l'enfance comme d'un débordement pré-humain, électrique, qui ébranle et excède celui qui ne peut pas le maîtriser. Je le comprenais parce que pour moi, c'est pareil : si je ne sais que dire "oui" aux idées nouvelles qui me sont proposées,  c'est parce que je n'ai jamais cessé de faire l'expérience du monde comme un enfant. C'est parce que devant un langage solide qui continue de m'écraser, devant le trop plein d'un sens incommensurable que je veux garder à distance pour ne pas avoir à en faire le deuil, j'opine, faute de mieux. C'est un accord d'avant les mots, le son que fait ma peur pure et dure qui ne s'est pas dissipée avec le temps. Je dis "oui" comme un enfant plie - "d'accord…" - quand on lui ordonne quelque chose. Parce que tout déplacement dans l'équilibre fragile du monde que je sais à peine supporter tel qu'il est met en danger ma vie même, le peu d'énergie que j'ai su me préserver.

Enthousiaste, j'ai pensé pendant tout le chemin de retour à une façon de rendre compte ici de ce petit éclaircissement avec un peu de simplicité. Toutes sortes de phrases ont commencé à s'énoncer dans ma tête - d'habitude c'est bon signe, non ? - et je me sentais lancée. Mais au moment de commencer, pouf !, ça s'était évaporé. Et maintenant, je ne sais plus par quel bout prendre ça, cette affaire-là. Je réécoute l'émission, mais elle m'échappe en grande partie, finalement. Je ne sais plus ce que j'ai bien pu vouloir dire à propos de tout ça, franchement.

Ah, oui, une chose, peut-être : soyez tendres avec ceux qui se taisent. L'hiver mouillé est lourd, autour, et ils ne savent pas lui résister.


* Aux Nouveaux chemins de la connaissance, animés par Adèle Van Reeth sur France culture. Ça se trouve ici : http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-adieu-l’enfance-14-lyotard-l-enfance-n-a-pas-d-age-




10 novembre 2014

Un secret ?

Il m'arrive quelque chose d'étrange, ces jours-ci, quelque chose que je n'aurais pas pu prédire.

À propos de mon livre qui paraît, je savais que j'aurais à départager le "vrai" du "faux" - tout est vrai, bien sûr, même si rien ne s'est passé comme ça… -, je savais que j'aurais à expliquer le rôle ingrat que certaines personnes de mon entourage y jouent, je savais que j'aurais à prévenir les moins lecteurs de mes amis - "Ce n'est pas un livre facile, mais il est honnête!" -, je savais tout ça, donc, mais je ne savais pas que ce qui m'intimiderait le plus, maintenant qu'il est paru, là où je me sentirais le plus dévoilée, ce ne serait pas dans l'histoire qui s'y raconte, mais dans l'épigraphe que j'ai osé lui mettre, à ce premier livre bien imparfait.

Elle renvoie à Hélène Dorion, l'épigraphe. À L'étreinte des vents, plus précisément, ce livre immense qui m'a habitée si longtemps, et dont j'ai parlé ici, notamment. Or Hélène Dorion, c'était mon petit secret, ce qui m'appartenait. Dans ma tête, évidemment. J'ai du mal à croire que des collègues et des membres de ma famille vont maintenant savoir que je me situe du côté de cette parole-là, tellement loin des tendances, tellement en dehors du temps, et pourtant en plein dedans.

Je ne pensais pas me sentir aussi démasquée dès les premiers mots. Je ne mesurais pas combien l'ancrage qu'on choisit de s'avouer contribue à orienter le regard qui nous est porté. Pour moi, même si elle est mon amie Facebook (!), Hélène Dorion est à peine de chair et d'os. Pour moi, Hélène Dorion est du ciel et de l'Idéal, complètement. Jamais je ne me serais donné le droit de m'associer à son aura. Même si ce qu'elle a écrit a informé tout ce que j'ai pensé des notions d'héritage et de filiation qui sont au coeur de mon livre - parce que qu'y a-t-il de plus à ajouter à "Alors, au coeur de la solitude, on est enfin lié" ? - je m'en veux un peu d'avoir osé y référer. C'est un hommage, oui, mais c'est pompeux, un peu, poseur. Et pourtant, je voudrais être si loin d'une pose, en écrivant…

24 octobre 2014

"Ce qui nous lie", peut-être...

J'ai écrit un livre. Il vient d'être publié. 


Et depuis que je sais que ça s'en vient, je me raconte toutes sortes d'histoires comme pour lui donner le droit d'exister. "C'est un premier livre imparfait, évidemment, mais il est honnête. Il essaie quelque chose, au moins. Ce n'est pas un livre qui raconte une histoire, même si ce serait déjà beaucoup. C'est un livre traversé par des pensées partagées. Je l'ai écrit au couteau, comme dirait Annie Ernaux, et j'ai cherché à rester au plus près de l'expérience vécue qui lui a donné sa forme…" Et bien d'autres excuses encore.
Parce qu'au fond c'est tellement bête, penser que notre parole mérite d'être entendue alors que d'autres parlent bien mieux que nous, et bien plus. Même si ça répond à une exigence qui se faisait sentir à chaque instant, ça reste bien prétentieux. Mais voilà. Il est là. Et j'espère qu'il sera lu. 

C'est d'abord une histoire de famille, de filiation, mais on peut aussi y lire une réflexion sur la parole. Sur ce qu’on peut dire, ce qu’on ne peut pas dire, sur ce qu’on pense dire qui nous appartiendrait en propre mais qui en fait s’inscrit toujours dans une lignée, un héritage. 


Je serai au Salon du livre de Montréal le 20 novembre en soirée pour vous en parler davantage. Au plaisir de vous y rencontrer !



On ne peut pas tout dire. Ça, par exemple, je pense bien ne te l'avoir jamais dit, mais il faut commencer quelque part alors pourquoi pas ici : j'ai écrit à mon père toute ma vie. Je garde même toutes les lettres que je continue de lui écrire, et qu'il continue de ne pas lire. Je les relis très rarement, parce qu'il me faut la force des bons jours pour supporter le défilé des petits deuils qui au fond résument ma vie, mais je les garde. Je les garde dans la boîte de mon grand-père - tu sais, la boîte ouvragée, avec les papillons ? - parce que les lettres à mon père inconnu dans la boîte faite par mon grand-père que je n'ai pas connu et qui datent, la boîte, le grand-père et un peu le père aussi, d'une époque que je n'ai pas connue non plus, c'est presque trop parfait. Le mystère de mon histoire tient dans quelques centimètres cubes posés juste là, à côté de moi, et si ça n'a jamais suffi à alléger le mystère, ça a pu donner parfois l'impression que le reste, autour, était un peu plus solide. Plus avéré.

12 octobre 2014

Nature morte, ou presque

Ça fait quelques années que j'enseigne la littérature - déjà! je me rappelle, la première fois que mon nom est apparu sur un plan de cours, la joie! - et je peux commencer à noter ce qui reste de fois en fois, ce que je me surprends à redire presque chaque session. Deux constantes se dessinent : les oeuvres que je trouve importantes ont toutes en commun de brouiller les frontières - ou plutôt de rendre compte adéquatement des frontières bien molles - entre le bien et le mal, et, toutes, elles parlent, d'une façon ou d'une autre, du temps qui passe.

Je me demande même s'il est possible d'écrire quoi que ce soit d'un peu valable qui ne parle pas du temps qui passe. Parce qu'au fond, qu'est-ce qui nous importe le plus comme être humain que retrouver malgré le temps qui transforme tout des traces de ce qu'on est sûr d'avoir déjà été, parce qu'on a tellement besoin de pouvoir s'identifier et parce que l'identité n'existe pas sans la mémoire ? Qu'est-ce qui nous importe plus sinon, parfois, l'écart entre ce que nous avons déjà vécu et ce que nous vivons maintenant ? Je ne conçois pas la littérature en dehors de ce qui nous importe le plus comme être humain. Tout le reste n'est qu'érudition glorieuse, et superflue.

Justement, je vis ces temps-ci une expérience enthousiasmante sur ce plan. J'ai dans un de mes groupes une étudiante que j'aime plus que tous les autres et qui ne le saura jamais, une étudiante assez moyenne - mes chouchous à moi sont rarement des premiers de classe - qui me rappelle férocement une autre étudiante, que j'ai eu au début de ma carrière pendant deux ans et qui n'était pas moins moyenne que l'autre, sauf qu'elle me comprenait.

Les étudiants qui nous comprennent vraiment, qui nous regardent avec des yeux curieux et qui font plus que faire ce qu'on attend d'eux, sont plutôt rares, hélas. Mais ils existent. Celle-là n'était pas en arts et lettres, c'était une timide qui parlait peu, mais quand elle est réapparue dans mon cours deux sessions après que je l'aie rencontrée une première fois, elle m'a dit (prenant son courage à deux mains, sûrement) : "Je suis tellement contente de vous retrouver, madame. Les livres que vous faites lire sont tellement… Saint-Denys Garneau, Le Nez qui vogue, c'était juste…" Et à la fin de cette session-là : "Madame, L'attrape-coeurs, Benoît Jutras, c'est juste…" Elle n'a pas pu finir, mais moi non plus je ne finis pas souvent, alors j'ai compris qu'on se comprenait.

Cet automne, je repense presque chaque jour à cette étudiante qui ressemble tellement à une autre que j'ai maintenant et qui me comprend sûrement moins, mais qui est physiquement comme l'autre, et c'est déjà beaucoup. Or cette semaine, surprise : "Madame, je pensais jamais dire ça, mais la poésie, j'aime ça! Comprendre un poème, c'est…" Une autre constante, puisque c'est si bon d'en trouver quelques-unes : j'aime retrouver chez des élèves sensibles cette même difficulté de trouver le langage juste que je dois surmonter chaque jour.

Au fond, j'ai peine à le dire, mais je me demande si on devient prof pour autre chose que pour le plaisir de se retrouver soi-même chez ceux à qui l'on parle. C'est sans doute un peu honteux de le dire, mais je ne pense pas me tromper en pensant que la vanité, c'est quand même beaucoup ce qui nous fait avancer. Tout croche, mais généreusement. Souvent.
http://images.huffingtonpost.com/2011-06-28-Cezanne_Nature_morte_au_crane.jpg



14 août 2014

La première fois, encore

Pour toutes sortes de raisons, cet été j'ai lu à peu près tout ce que j'ai pu trouver d'interviews avec des écrivains. Presque chaque fois, on leur demande d'identifier l'auteur qui leur a procuré leur première expérience littéraire. C'est une bonne question.

*

Chaque fois qu'on m'a ressorti ce faux argument selon lequel étudier la littérature ou l'art ne donne rien, comme tout le monde, j'avais ma réponse toute faite : il faut appartenir à une institution pour avoir éventuellement la légitimité professionnelle d'éveiller d'autres personnes à la nécessité de l'art et de la pensée. Et même ceux qui choisissent ensuite de ne pas leur consacrer leurs études ont fini par leur accorder de l'importance parce qu'un prof, un jour, a réussi à les convaincre que leur vie était moins pleine s'ils ne leur consacraient pas un peu de temps.

C'est ce qui m'est arrivé en secondaire deux. Ma professeure de français a eu le courage de nous donner à lire Les Fous de Bassan, d'Anne Hébert. Et même si j'aimais bien lire jusque-là - surtout, franchement, pour la posture -, je pense que cette expérience de lecture m'a pour la première fois révélé le pouvoir de la littérature.

Pourtant, je me souvenais peu du livre lui-même avant de le relire cet été.  Je n'avais pas oublié que, assise au fond de la classe et perplexe devant tous les mystères de ce roman qui n'explique rien, j'avais souvent levé les yeux et observé les autres lire avec beaucoup de curiosité - je voyais grandir au-dessus de chaque tête comme une masse sombre et mouvante, exponentielle, symbole du travail d'élucidation qui occupait chacune d'entre elles devant cette histoire qu'on ne comprend jamais vraiment - mais j'avais oublié la langue, la couleur et les tensions du livre lui-même.

Maintenant, je l'ai relu, et j'ai bien fait. C'est un livre qui nous prend, et on se souvient de cet emportement. C'est un livre raconté par des personnages qui, morts ou vivants, sont toujours fantomatiques, parce qu'on ne les devine jamais qu'en imaginant leur tête sous une épaisse couche de brume. Et on se souvient de leurs voix sourdes, venues du bord du bout du monde. C'est un roman qui, comme tous ceux que je préfère, est écrit par une poète. Ses images fortes racontent moins une intrigue qu'une manière de se tenir et, un peu mystique, "la beauté de sa voix bouleverse plus qu'aucune prière." (p. 118) Ses personnages habitent nos vies mêmes, comme ceux de tous les grands livres, et leurs "yeux pointus comme autant de petites serres pour vous agripper et vous saisir" (p. 62) sont autant les nôtres à ce moment précis de notre lecture que les leurs, fuyants. C'est un roman entre deux chaises, figé dans un temps qu'on ne saisit pas facilement, comme un "ciel d'après la lune et d'avant le soleil", "triste à mourir" (p. 151), et qui  reste longtemps inscrit en nous. C'est un livre désarmant devant lequel notre outillage habituel se révèle superflu : pris dans son opacité, on se retrouve "sans plus de refuge (…) qu'une main nue dans le feu." (p. 166)

Si j'avais oublié tout ça, je n'avais pas oublié le bouleversement atmosphérique que sa lecture avait causé dans ma classe de français. C'est lui qui compte le plus, au fond. Le pouvoir de la littérature, c'est celui de l'alchimie, c'est la transformation des éléments fondamentaux dans l'air de ceux qui la pratiquent.

Réfléchir à ma première expérience de lecture m'a permis de constater ceci, que j'apprécie : aujourd'hui, quand je relis cet étrange roman, ce n'est plus une masse noire que je vois grandir au-dessus de ma tête, mais un peu plus de lumière. Parce que j'en suis venue à apprécier chaque mystère pour ce qu'il est : une manière nouvelle de donner du relief à ma réalité. Et c'est beaucoup, surtout la littérature qui me l'a appris.

Référence : Anne Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Seuil, "Points", 1998 (1982), 249 pages.

Caspar David Friedrich, Brume matinale dans les montagnes, 1808
Source : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Friedrich_-_Morning_mist_in_the_mountains.jpg






24 juillet 2014

Empathie, compassion, roman : une danse au milieu des autres

Penser, parler et sentir ne vont pas l'un sans l'autre, et le troisième terme, celui du corps, ne mérite pas moins d'attention que les deux premiers. 

Bien sûr, c'est un peu pour ça que j'ai choisi la littérature "contre" la philosophie. Dépassée par mon inaction devant les événements de la vie qui suivait son cours - tous les jours je me sentais comme une épave échouée au bord de la mer tempétueuse qu'elle n'avait pas la force d'affronter -, je lisais des romans compulsivement pour vivre des vies que jamais je ne saurais choisir, pour ressentir ce torrent qui devenait plus vivable du fait qu'il ne m'appartenait pas en propre. Je comprends peu à peu que rien ne nous appartient, jamais, mais j'y ai mis du temps. 

Aujourd'hui je constate que, courant davantage le risque de la vie, je lis de moins en moins de fiction. *
Marie Madelaine lisant, de Rogier van der Weyden. Source :  http://biblioweb.hypotheses.org/tag/peinture
Par exemple, depuis je ne sais plus bien quand, l'empathie est au fondement de mon existence, de mon enseignement, de ma réflexion. J'enseigne la littérature précisément de cette façon, comme un apprentissage de l'empathie qui rend notre vie plus pleine. Je suis une amie empathique avant toute chose : je me mets littéralement à la place de l'autre, et je pleure, ou je ris, avec lui. (En amour, c'est l'exception : je ne saurais pas m'aimer moi-même.) Or depuis que je m'exerce peu à peu à une certaine présence, je commence à sentir la différence entre empathie et compassion, et je saisis mieux les potentialités transformatrices de la seconde devant la première.

Prise dans l'empathie, je ne peux rien élucider : je suis débordée. Et pour moi, l'expérience de l'empathie a beaucoup à voir avec la lecture de romans. Incapable devant ma propre vie, je me lançais tout entière dans celle des autres. L'empathie, telle que je me sais l'avoir vécue en tout cas, occupe tout l'espace. Généreuse, elle est n'en est pas moins rigide, et peut vite essouffler, épuiser. La compassion est plus souple. Elle me laisse de l'espace pour être devant ce fait qui m'interpelle et ne pas m'oublier devant lui. Elle me laisse même assez d'énergie pour agir. Alors que, empathique, je ne savais qu'être débordée - totale, mais à côté -, compatissante, je sens, et j'agis. Le monde a besoin de beaucoup de compassion, mais je ne sais pas si beaucoup d'empathie le mènerait bien loin. (C'est particulièrement utile de le comprendre ces jours-ci. Alors que l'état du monde m'aurait, avant, affligée, j'y puise aujourd'hui une certaine force d'agir. - Et, disant cela, je me rends bien compte qu'il n'y a pas d'hier et d'aujourd'hui, pas de moi dans le monde. Tout est fait de ces ondes avec lesquelles j'apprends peu à peu à danser, mais je ne sais pas encore parler de ce mouvement fondamental. Alors, pour le moment, faisons comme si des choses statiques existaient. Comme si.)

Méditer c'est, pour moi, l'apprentissage de l'adaptabilité. Je comprends de plus en plus, mais petit à petit et bien imparfaitement, qu'il faut savoir goûter les entre-deux, les états transitifs où je suis un peu moi et un peu l'autre aussi, qui me fait face. Même si ma lecture est d'abord, et depuis toujours, informée par ce que je suis, je ne sais pas encore lire un roman dans cet entre-deux. J'ai été une lectrice empathique, et je suis certaine que ça a fait de moi une meilleure lectrice.  Je pense qu'apprendre à lire la fiction de façon compatissante fera de moi une meilleure lectrice encore, et un meilleur être humain. Parce que l'un va beaucoup avec l'autre. 

*

Je goûte chaque jour la chance que j'ai d'avoir ainsi un peu - si peu! dans ma tête au moins! - choisi les fondements de ma vie. Même si ma vie n'est rien, et ses fondements non plus, je me sens mouvante. Et ce mouvement est la preuve même que je suis en vie. Poreuse, avec tout le reste. 




02 juillet 2014

Cinq minutes, pour voir

Dans les cinq dernières minutes, j'ai beaucoup changé. Si on porte un peu attention, cinq minutes passées à regarder autour, et dedans aussi, peuvent constituer une aventure qui est loin d'être anodine.

J'apprends à créer de l'espace. Je crois que mon chemin au fond se résume à ça : apprendre à créer de l'espace pour que les rencontres de ma vie - un coin de rue, un sourire mystérieux sur le visage de mon amoureux, une douleur nouvelle... tout est rencontre et amplifie la vie - ne soient jamais anodines.

Je me donne le droit d'être émue à la simple vue du livre Le bonheur excessif de Pierre Vadeboncoeur parce que j'ai encore un peu peur que les intellectuels négligent le bonheur, et transforment moins profondément le monde qu'ils ne pourraient le faire s'ils passaient un peu plus par le coeur aussi. Et je me donne le droit d'en retarder la lecture par peur d'être déçue.

Je me donne le droit de poser des questions intimes et naïves aux vieux amis que je n'ai pas vus depuis longtemps parce que j'ai fini de faire semblant que rien n'importe vraiment.

Je me donne le droit d'avoir une réponse banale mais honnête - "Aucune" - à une question fatale comme "Pour quelle cause serais-tu prête à mourir?" J'apprends à aimer mes réponses croches aux questions fatales que je ne me suis jamais posées franchement.

Et je me donne le droit de prendre congé parfois de cette présence-là. Je n'ai pas une énergie vitale suffisante pour maintenir à chaque instant cette disponibilité à ce qui arrive, mais, dans les cinq dernières minutes, j'ai littéralement vu le monde comme cette toile infiniment changeante où rien n'est indifférent à rien.

Selon Einstein, une des décisions les plus importantes dans la vie d'un homme est celle de déterminer s'il conçoit l'univers comme un allié ou comme un ennemi. Je commence à pouvoir me prononcer, mais c'est très bien si je change d'idée d'ici les cinq prochaines minutes, parce qu'au moins comme ça je suis certaine de ne jamais m'ennuyer.

17 juin 2014

Sous les draps, au bord du gouffre

The Hearthquake at Lisbon in 1755, Pearson (1887)
Source : http://nisee.berkeley.edu/lisbon/ 


"Quand la vie d'un être tremble, ce sont toutes les vies des gens qui l'aiment qui tremblent aussi." (Martine Batanian, Clinique, p. 107)

*

Dans ma famille, nous sommes quelques-uns à souffrir de ce qu'on appelle les "tremblements essentiels". Mais même si, quand je verse quelque chose ou quand je manipule de petits objets, cette espèce de frisson continuel mène à toutes sortes maladresses, ça me gêne rarement. Les gens autour de moi en sont cependant assez frappés pour me le faire remarquer, surtout les premières fois qu'ils en sont témoins, étonnés.

Comme bien d'autres petits et grands maux qui m'affligent, je ne déteste pas cet aspect de moi. Je ne voudrais pas me sentir en dehors du mouvement des choses; mon corps, comme tout ce qui est, n'est jamais immobile. Ses inélégances traduisent plutôt bien mon sentiment devant le monde : un déséquilibre involontaire mais, le plus souvent, joyeux.

Je veux être de ceux qui bougent. Heureusement, je me connais encore trop peu pour savoir ce qui vraiment m'importe, mais de ça je suis sûre : je vois ma vie comme un chemin, une quête vers plus, c'est-à-dire vers moins. En anglais, on traduit parfois "méditer" par "to sit still".  C'est une expression intéressante si l'on considère que les moments de méditation les plus extatiques - ils sont rares, mais on s'en souvient d'autant plus qu'ils passent - sont précisément ceux où l'on se sent le plus perméable aux vagues et aux couleurs changeantes de tout ce qui informe le présent. Au bout du compte, ce qui se montre immobile grouille toujours sous les draps. C'est héréditaire, et c'est universel.

Le seul problème véritable que je perçois lié à ce tremblement concerne ma parole. Je n'ai pas encore l'enracinement nécessaire à la pratique d'une parole juste. Mes mots tremblent avec le reste et, sauf pour parler des idées des autres et encore, je ne sais pas m'exprimer clairement, sereinement. Mon discours est une tempête. Il montre au grand jour la force des vents qui me poussent vers des gouffres sublimes et ordinaires à chaque instant.

Or j'aimerais pouvoir dire ce qui compte calmement. Dans les moments de grande intensité où devant moi quelqu'un d'aussi bancal que moi essaie de ne pas nous faire trébucher, j'aimerais savoir ne pas faillir, ancrée, mais je ne suis pas rendue là. Rien ne dit que je m'y rendrai un jour, mais je marche, et je continue d'avancer, maladroite. J'espère pouvoir penser, quelque part en route, avoir vraiment "fait la paix entre moi et le monde grâce à ceux qui (auront pu) me regarder pleurer." (p. 74)

Mais d'ici là, si on veut me trouver, il faut chercher du côté de ce qui faillit.

*

Ce sont quelques-unes des pensées qui me sont venues suite à la lecture de Clinique de Martine Batanian, un petit roman bien plein sur la famille et la fracture, qu'on finit, on l'oublie, par savoir habiter.

Référence : Martine Batanian, Clinique, Montréal, Marchand de feuilles, 2014, 126 pages.



04 juin 2014

Fille de joie! (Quelques réflexions sur la lecture et l'humilité)

"On n'est jamais seul quand on a les livres", entend-on souvent. Comme si les livres étaient vivants! Comme si les livres pouvaient mieux que la télévision ou le cinéma nous aider à passer le temps qui passe tranquillement!

Quelqu'un qui ne lit pas peut ne pas comprendre à quel point ils ont raison, ces lecteurs-là, parce qu'il n'a pas encore vécu par lui-même combien la durée de la lecture, l'imagination et l'empathie qu'elle met à profit animent le monde bien plus activement que des images qu'on nous impose. Mais il suffit d'avoir lu un peu pour ne plus sourire que tendrement à l'écoute de ces affirmations romantiques. Parce que bien vite on sait que chaque livre est associé à un temps de la vie - notre vie - qu'il a contribué à colorer et auquel il donne un sens chaque fois que nous y repensons. Je ne suis pas la première à le dire, et du reste je me répète : la lecture fait de nous des êtres humains plus pleins, donc plus ouverts, plus empathiques.

Ainsi, d'un côté, certaines périodes de nos vies se trouvent presque résumées par les livres qui les ont ponctuées. De l'autre, certains auteurs nous révèlent à nous-mêmes nos propres chemins parce qu'à travers les (re)lectures qu'on en a faites, on leur a laissé le temps de s'installer dans notre temps. Pour moi, Hélène Dorion et Élise Turcotte sont de ceux-là.

Ce sont deux auteures assez éloignées l'une de l'autre que l'on peut pourtant aisément associer. Dorion est, de plus en plus, du côté de la lumière, de l'accueil, du paysage ouvert. Bien avancée sur son chemin vers l'Éveil, elle est très près de ce moment où l'on "re-voit la montagne", troisième temps d'un parcours qui est celui de tous sur le chemin de la perception et de la connaissance, à en croire Qing Deng, qu'elle cite dans son récent récit, Recommencements (p. 167) :

Voir la montagne 
Ne plus voir la montagne
Re-voir la montagne.

Elle se place désormais au coeur même d'un monde qu'elle ne peut plus regarder à distance et qui ne la place plus dans la faille ou dans l'intervalle - ce moment où l'on ne voit plus la montagne - qu'elle a, au début de son oeuvre, beaucoup habités. Élise Turcotte, quant à elle, continue de penser tout ce qui nous unit, mais cela semble se faire de plus en plus douloureusement. Elle continue de chercher "à créer une sorte d'alliance entre pensée et paysage" (Autobiographie de l'esprit, p. 99), mais elle se situe de plus en plus, on dirait, dans l'ombre. C'est dans l'écart et dans la différence qu'elle parvient à peser combien les liens qui nous unissent sont lourds à penser. Pour le moment, selon ses derniers écrits, elle n'est pas tout à fait avec la montagne, mais quelque part ailleurs, dans un monde qu'elle a recréé où des montagnes s'efforcent d'exister.

Ces deux voies à elles seules, et dans leurs oppositions mêmes, expriment bien mieux que moi l'endroit où je me situe dans ma propre vie.

*

Ce début d'été, comme bien d'autres qui l'ont précédé, m'est assez difficile. L'année de travail m'use de plus en plus, et le début des "vacances" mesure toujours comme à ma place le poids de tout ce qui continue de ne pas aller.

Sauf que cette année, j'ai fait presque chaque jour, au moins quelques minutes, l'effort de ne pas tourner le regard d'abord sur moi mais sur le reste, aux alentours. Au lieu d'être à l'affût de ce qui se trame à l'intérieur, qui grouille toujours et retarde laborieusement les tempêtes à venir, je me suis efforcée de ne pas marcher sans avoir conscience que je marchais, de ne pas attendre sans attendre, bref, de ne pas me trouver quelque part tout en étant ailleurs. C'est la "présence attentive", si vous voulez, mais sans les rituels qui peuvent parfois l'encombrer.

Or ces quelques minutes ont suffi à porter des fruits insoupçonnés. Je m'en trouve armée d'une force que je n'aurais jamais envisagée : celle de savoir déceler presque partout, dans le gris des coins de rues où les autobus savent se faire attendre autant que dans mon salon où il serait facile de ne plus voir la magie qui continue pourtant de l'habiter, la beauté qui réside dans le mouvement minuscule et continue de la vie. Celle de savoir malgré tout comment faire pour éveiller en moi une certaine disposition à la joie.

*

Contrairement à ce que certains continuent d'affirmer, le bouddhisme ne croit absolument pas que le bonheur est inaccessible. Au contraire : il postule avant toute chose que chacun de nous a la possibilité de devenir un bouddha, un être bienheureux atteignant ce Nirvana où l'ego ne joue plus ses mauvais tours et où l'unicité du monde se révèle tout entière. S'il est vrai que le bouddhisme souligne souvent à travers ses éclectiques porte-paroles combien les plaisirs - éphémères, ils sont des sources d'insatisfactions et de malheurs nombreux - sont à distinguer du bonheur, il n'élimine pas pour autant la possibilité même de ce dernier, qui est en fait l'ultime étape du sentier qu'il nous invite à emprunter.

Comme chacun sait, même s'ils ont souvent du mal à en montrer une version un peu incarnée, les philosophes non plus n'ont pas écarté cette question du bonheur, depuis l'Antiquité bien sûr et jusqu'à Clément Rosset, qui a montré combien la joie - sa joie à lui est un effort  plus marqué que le bonheur des bouddhistes, mais son résultat est le même - est la seule à savoir illuminer le monde de façon aussi déraisonnable que sensée.

La vie est la vérité, pour peu qu'on exerce son regard à déceler partout les particules fines qui donnent son impulsion au visible, beaucoup moins immobile et beaucoup plus uni qu'on voudrait le croire.

Au fond, encore une fois, ce que je veux dire se résume à ceci : les livres que je lis continuent de m'aider à vivre parce qu'ils continuent de me montrer que je ne suis pas seule. Si je porte attention, "Tout, dans l'éphémère (…) danse avec moi." (Dorion, p. 207)

---

J'espère bien ne jamais errer si fort que j'en viendrais à croire que je sais penser par moi-même, et pour cette raison même je dois identifier ceux qui contribuent à me faire penser. Quelques sources d'inspiration, donc :

Hélène Dorion, Recommencements, Montréal, Éditions Druide, coll. "Reliefs", 2014, 219 pages.
Élise Turcotte, Autobiographie de l'esprit, Montréal, La Mèche, coll. "L'ouvroir", 2013, 230 pages.
Chögyam Trungpa, Pratique de la voie tibétaine : Au-delà du matérialisme spirituel, Paris, Éditions du Seuil, "Points - Sagesses", 1976, 258 pages.

Et Spinoza.
Et Clément Rosset. (Si vous ne le connaissez pas, il faut lire La force majeure. C'est brillant.)
Et, pour son sourire, le Dalaï-Lama.

28 mai 2014

Samedi : porte ouverte sur un espace ouvert

"J'aimerais croire à une vérité au-delà de l'illusion, mais j'en suis venu à la conclusion qu'il n'y en a pas. Parce que, entre la réalité d'un côté et le point où l'esprit la heurte de l'autre, il y a une zone intermédiaire, un liséré irisé où la beauté vient au monde (…); et c'est l'espace où tout l'art existe, et toute la magie." (Donna Tartt, "Le chardonneret", p. 786) 

Cet espace se montre beaucoup, et agit en nous, sous la forme de la musique. C'est un art qui, ébranlant nos racines mêmes, grandit en nous et nous transporte d'autant plus profondément qu'on lui laisse le temps de se déployer. Je n'ai d'ailleurs jamais cessé d'en être travaillée, moi qui ai étudié la musique classique toute ma jeunesse.

Or cet automne, j'ai recommencé à chanter avec un ensemble qui fait plus que lire des notes; il fait de la musique. Je me permets donc de vous inviter à venir nous entendre, ce samedi le 31 mai, à l'église St-Pierre-Claver, coin de Lorimier et Saint-Joseph à Montréal, 20h. Nous passerons de la Renaissance à l'hyper-contemporain, et ça ne risque pas de vous, de nous laisser indifférents.


03 mai 2014

À sec

Je n'ai tout simplement pas la force d'écrire quelque chose de neuf.

Les petites victoires de tous les jours me coûtent beaucoup.

J'aimerais parler avec énergie de ma joie de commencer un nouveau livre et de mon envie de la crier à tous ceux que je croise sur la rue, de la couleur que donne la musique à ma vie - celle que j'ai recommencé à faire, je veux dire, ou de l'accablement qui vient à force de patauger trop longtemps dans l'égocentrisme spirituel ambiant, mais ça ne vient pas. Chaque fois, je m'essouffle avant d'avoir commencé.

Bref. J'aimerais me féliciter d'avoir au moins, cette fois, un peu essayé.

27 mars 2014

Quelque chose de mystique

Il m'est arrivé trois fois, exactement trois, dans les derniers mois, de vivre quelque chose comme une expérience mystique. Chaque fois, je ne l'attendais pas, et les signes qui m'ont été donnés pour en témoigner étaient aussi indiscutables qu'insaisissables : aspiration du coeur, alignement ou redressage interne - comme un nouveau chemin qui tresserait sa route à partir de moi jusqu'à bien plus loin, au-dessus - et fébrilité incendiaire sont loin de s'approcher de ce qui était pourtant bien là.

Or je cherche partout des traces d'une littérature vivante qui donnerait à entendre cet au-delà que je ne renie plus, et qui n'est pas Dieu, rassurons-nous. Il y a Handke, Wolf, quelques autres, mais je voulais quelque chose de neuf.

Eh bien je l'ai trouvé : la poésie d'Henry Bauchau. Je suis allée voir ce film, au FIFA, et je compte bien ne jamais m'en remettre.

En voici un trop court extrait. Bientôt, je pourrai parler de ses poèmes eux-mêmes, que je dois laisser résonner longtemps. Longtemps.

La main et l'esprit : un film à voir. Absolument.



Henry Bauchau




26 février 2014

Le réel est magique, quoi qu'on en dise

Je suis dans un hiver qui use.

Je suis dans un hiver qui use, mais je travaille chaque jour à nourrir une sorte de gratitude, un sourire devant la chance que j'ai d'avoir ce que j'ai. Parce que je pense que dans l'essoufflement dont nous avons tous peine à sortir, l'air frais peut venir de ces quelques moments d'arrêt passés à mesurer la grâce qui nous est accordée.

Malgré cet essoufflement dont je peine à sortir, donc, je n'ai presque pas à agir sur mon regard qui erre pour voir apparaître des faits, objets, images ou moments dignes de mention, de méditation. Les jours qui passent fourmillent de paysages qui méritent d'être appréciés, et qui s'exhibent sans même que j'aie à les chercher.

Parmi ceux-ci, l'image d'une boîte de jeu. Un jeu pour enfants laissé par mes beaux-parents dans un sac, avec quelques plats préparés amoureusement, et qui est entré dans la maison en même temps qu'un enfant, celui de mon amoureux, qu'ils ramenaient après l'avoir gardé. "Fairy tale", ce jeu. Un vieux jeu dans une vieille boîte usée, aux coins racornis et à l'image flétrie : un chat botté craquelé mais souriant qui nous invite à le colorier avec les pions appropriés.

La chance que j'ai, je la vois partout autour de cette image précise - l'amoureux, l'enfant, les beaux-parents, les plats, le sac - et au coeur même de cette image aussi, qui a acquis un poids nouveau quand j'ai entendu mon amoureux dire, un sourire nostalgique dans la voix : "C'était mon jeu préféré quand j'étais petit. C'est drôle que M* (son fils) l'aime aussi."

Le temps passe et certaines choses ne changent pas. Le temps passe et même en ne le disant pas, nous nous en souvenons tous. Le temps passe mais les mots ne changent pas : "Fairy tale", c'est encore vrai, ça donne à rêver quelque chose de merveilleux, et c'est encore quelque chose de moins lointain qu'on pense, qui point encore au creux même des jours qui plombent.