27 octobre 2010

Autour de la bibliothèque : lumière de quelques souvenirs obscurs.

Quand j'ai commencé à aller toute seule à la bibliothèque - la vraie, pas celle de l'école - j'étais en 4ème année.
Je garde bien peu de souvenirs de la première bibliothèque où j'allais avec ma mère. Je me souviens seulement des frais de retard qui la faisaient rager. (Peut-être est-ce à cette bibliothèque que je dois mon extrême respect des dates limites ? Je crois bien n'avoir jamais rapporté un livre en retard de ma vie, même à l'université...)
Je me souviens toutefois parfaitement de MA bibliothèque, celle où, à 8 ans, j'allais seule en revenant de l'école parce qu'elle était à mi-chemin entre l'école et la maison. Celle où même ma mère n'allait pas. La bibliothèque Frontenac. Je suis passée devant récemment. Un homme montait tranquillement l'allée qui mène à sa porte, les bras chargés des sacs qui alourdissaient son pas. Et je me suis revue, ma grosse boîte à lunch laide que je détestais au bout des bras, montant moi aussi vers ce lieu sombre qui m'intimidait.
Parce que ma première bibliothèque me faisait peur. Au début, c'est une amie qui m'y traînait, et on louait ensemble des Chair de poule dont on se faisait la lecture sur mon balcon. C'était elle qui s'occupait de tout, réservation, contact avec les gens au comptoir; j'ai toujours eu très peur des lieux nouveaux et grouillants d'inconnus. Mais un jour - je ne sais toujours pas ce qui m'a pris, mais je l'en remercie - j'y suis allée toute seule.
J'ai quelques flash très précis de mes déambulations dans les rangées, du mystère profond qui émanait de chaque livre, de ma fascination béate pour tout ce que je voyais. J'étais complètement obnubilée. Mais je n'associe pas ce lieu au bonheur extrême qu'on associe très souvent aux souvenirs de premières bibliothèques. Il faisait noir dans celle-là. Les rangées étaient serrées, et j'ai souvent dû avoir l'air d'une drôle de petite fille avec mes grands yeux, ma bouche ouverte, mon sac de travers et ma boîte à lunch horrible à foncer dans les autres parce que je n'avais plus vraiment conscience d'être là où j'étais; je ne voyais que les livres, et ils me faisaient peur.
La première fois, je me souviens, je n'ai pas osé emprunter de livres. Je ne voulais pas avoir l'air de celle qui ne sait pas comment faire. (J'ai encore quelques traces de ça. Souvent. C'est horrible, cet orgueil puéril.) Après, je me suis armée de courage - j'ai sûrement demandé à ma mère comment faire - et j'en ai emprunté. Des Agatha Christie. De ça, je suis certaine, parce que je refusais d'aller dans les livres jeunesse - à 8 ans ? c'est horrible, cet orgueil puéril - et de tout ce que je voyais dans la section adulte, c'était le seul nom que je connaissais, parce que maman écoutait souvent Hercule Poirot à la télé anglaise.
Depuis ces premiers livres empruntés à ma bibliothèque obscure, rien n'a changé. J'ai encore peur des lieux nouveaux et des inconnus. Et j'ai encore peur des livres. Mais je ne voudrais pas cesser d'avoir peur; les livres qui ne me font pas peur m'apprennent bien peu des choses. Ma peur de la bibliothèque Frontenac s'est transposée aux livres ? Tant mieux. Elle signale une modestie que je m'en voudrais d'oublier devant ces objets qui me dépassent.
La semaine dernière, c'était la semaine des bibliothèques publiques. Moi, je ne suis jamais sortie de ma première bibliothèque. Et chaque fois que j'ouvre un livre, je continue de la célébrer.

24 octobre 2010

Morceaux de choses

Là-bas, en silence pour quelques jours de solitude, je m'accrochais à n'importe quoi pour meubler mon esprit. Il y avait une dame, par exemple, qui n'arrivait pas à se détacher de son sac à main. Partout, à la cuisine, au séjour, en randonnée; elle n'acceptait pas de le laisser dans une chambre pourtant barrée. Une autre, au repas, portait toujours un très grand soin à la disposition des éléments sur son plateau. Elle changeait plusieurs fois d'idée, déplaçant le dessert du coin supérieur gauche au coin inférieur bas, inversant petite et grande cuillères, et prenait toujours un bon moment à évaluer son aménagement avant de commencer à manger.
En silence, rien ne se disait dans ma tête, tout s'écrivait. Tout apparaissait comme formulé, mastiqué, joli. Des dizaines de petites histoires toutes faites me sont comme ça venues à l'esprit à propos de ces deux dames. Je ne les ai pas écrites - je n'ai rien écrit là-bas : quand ça naît trop écrit, je me méfie toujours - et je ne les écrirai pas, mais désormais, quand je verrai une dame s'accrocher passionnément à son sac, il y en aura toujours une autre qui l'accompagnera pour moi, portant une attention presque démesurée à des détails du quotidien et glissant quelques mots de réconfort à l'oreille de la première : "notre petite angoisse ressemble peut-être à rien, mais nous savons combien elle use, et nos armes pour la combattre nous appartiennent en propre, au moins."
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Souvent, comme maintenant, je ne sais rien raconter d'autre que ces détails qui articulent mon temps. Parce qu'il n'y a tout simplement rien d'autre à raconter.
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Ce soir, au Téléjournal, un journaliste, Benoît Giasson, a ouvert son reportage avec du Verlaine, et l'a fermé sur Nelligan. Plus tard, une pluie rebondissante s'est mise à faire une belle musique sur mon escalier arrière. C'était une bonne journée.

08 octobre 2010

Amours contemplatives

Avec l'automne vient une lenteur qui m'alourdit. Mais d'une belle lourdeur, qui sent bon la pluie orange sur les feuilles des arbres et donne à mes idées une saveur nouvelle.
Parce que ce temps-là est pour moi celui de la contemplation. Le froid de l'hiver est propice à l'introspection et à mes rares amitiés, parce que seul tout ce qui vibre d'humanité parvient à mettre un peu de feu dans la blancheur impure de ma ville qui gèle. Sous un soleil de canicule, mes yeux s'arrêtent avant l'horizon pour ne s'accrocher qu'aux plaisirs fugaces et volatiles qui font courir le temps vers une nuit fraîche. Mais l'automne, une fois le rythme de mon année bien installé, chaque petit moment devient matière à narration.
Ça n'est pas que bien. Dans cette lenteur humide, il m'arrive de me féliciter après avoir brossé mes dents ou plié ma lessive tellement il me peine d'occuper ce temps qui défile lentement à autre chose qu'à rien du tout. Et je me trouve forcément ridicule de devoir m'encourager comme ça pour chaque petite victoire sur un quotidien pourtant bien simple. Mais ça n'est pas que mal non plus.
Cet après-midi, par exemple, j'étais "en disponibilité", comme on dit, pour des étudiants qui sont bien rares à venir en profiter. Pour passer ce temps à autre chose qu'à admirer les feuilles colorées des arbres du parc sur lequel donne la grande fenêtre de mon bureau - je suis bien tombée cette session-ci -, j'ai fouillé dans la bibliothèque des mathématiciens qui occupent habituellement les lieux et suis tombée sur un tout petit livre, Sa femme, d'Emmanuelle Bernheim.
Je n'en avais jamais entendu parler. C'était le seul ouvrage qui ne parlait pas statistiques ou calcul différentiel de la bibliothèque, alors je l'ai ouvert. Et je l'ai lu.
Quand je l'ai refermé, une heure et demie plus tard, je n'étais pas transformée. Mais avoir été happée de cette façon par un livre dans un bureau vide qui sent la clinique médicale, ça, ça m'a transformée. Que ces phrases drues, sèches, que ce personnage presque immoral m'aient aspirée tout entière pendant que dehors une pluie froide tombait sur des arbres en couleurs, ça, ça m'a changée. Je ne retiendrai pas grand-chose de ce que racontait ce livre, mais je me souviendrai longtemps de cet après-midi d'automne où les pouvoirs de la lecture se sont encore une fois révélés à moi.
Or si mon regard sur l'automne profite de tels moments de beauté, il devient aussi plus incisif, sévère. À mon endroit, et envers les autres. Des petits travers qui ne me préoccupaient pas beaucoup sous la lumière de l'été deviennent soudainement très lourds, eux aussi. Je suis comme Bernard des Vagues : contemplative quand ça me chante, barbante le reste du temps. Aussi me vient-il vite à l'esprit quelques réflexions sur ce que veut dire contempler, ces temps-ci. Mais en dehors de la philosophie ou de la religion. En dehors de Plotin ou de Rûmi. Dans la réalité.
Dans la réalité, ma contemplation révèle assez peu de choses et en imagine beaucoup. Je regarde tout comme si c'était une oeuvre d'art, et ne permet aucun accroc. Chaque personne que je côtoie se voit comme dessinée dans mon esprit et si elle s'éloigne de ce croquis, je ne sais plus rien. Contemplative, je regarde à peine, et j'invente beaucoup. Ma contemplation est une création que je ne devrais savourer qu'avec beaucoup de scepticisme.
Pourtant, il existe une autre contemplation. Je connais quelqu'un pour qui contempler veut dire regarder. Quelqu'un qui aime si fort que ce qu'il voit chez les autres ne se trouve pas sublimé, mais embrassé par son regard. Quelqu'un qui, jusqu'à un certain point, n'attend rien. Quelqu'un qui pardonne bien peu sauf à lui-même parce que chez les autres, rien n'est assez grave pour devoir être rattrapé par un pardon. Ce n'est pas de l'inconscience; il est conscient, de ses faiblesses, de celles des autres, il peut nommer, sentir ce qui accroche un peu partout. Mais pour lui, contempler, c'est observer ce qui accroche, ce qui déborde de mes dessins, et y voir, là, de la beauté. Quelqu'un qui est artiste, il n'y a pas de hasard.
Pour être moins souvent déçue, pour être moins dure par ce temps lourd, je devrais apprendre à contempler en regardant d'abord cette personne rare, qui se glisse par miracle à côté de moi dans mon lit chaque soir en ne devinant même pas ce qu'il y a d'injuste là-dedans pour toutes les vraies contemplatrices qui ne peuvent pas avoir cette chance.