30 avril 2011

Ailleurs chez soi, ou pas.

Pour échapper à ma maison qui tremble et à tous les bruits qui l'encombrent, j'ai habité cette semaine la bibliothèque de mon quartier. Habité, vraiment.
Parce qu'aller chaque jour dans ce petit lieu vivant, c'est bel et bien devenir membre d'une communauté. C'est voir revenir les mêmes visages, habités à leur tour par ce qu'ils mijotent sans peut-être vraiment le savoir. Il y a ceux qui y travaillent, qui dès le troisième jour ne font plus ce sursaut de surprise du deuxième matin où ils nous ont vu revenir chez eux dès le petit matin alors qu'on n'y avait jamais mis les pieds. Il y a ceux qui lisent, souvent des bandes dessinées, et ceux, nombreux même si je ne sais pas si ça me plaît, dont on voit peu les yeux derrière l'écran qui les isole du reste de la maison. Tous, néanmoins, je les ai reconnus. Parce que je les ai revus, oui, mais surtout parce que je les avais toujours vus : c'est une fraternité de préoccupés que je me plais à fréquenter.
Je ne retrouve pas cette chaleur dans les grandes bibliothèques universitaires où je me suis surtout rassérénée ces dernières années. Trop d'espace et de gens, trop peu d'enfants - quand ils arrivent, vers les 15h, ils font du bien en dérangeant - et d'éclopés.
Ainsi pendant deux jours entiers un jeune homme, visiblement sans-abri, plutôt sale et l'air fatigué, s'est installé avec ses gros sacs à une table proche de la mienne pour noircir avec un bout de crayon frénétiquement, c'est le cas de le dire, une feuille mobile, une seule, pleine de tout petits caractères qui racontaient peut-être son histoire ou qui l'en sauvaient au contraire; une feuille en tout cas mystérieuse et que je lui enviais. Je le regardais sans en avoir trop l'air, j'espère, parce qu'il m'inspirait.
Un matin, une jeune femme à la mode est venue s'asseoir à la table voisine de celle de ce jeune poète ou génie ou rien du tout, juste passager. Sur sa table à elle, pas de feuille mobile, mais un ordinateur, un téléphone qui l'obsédait et un cahier qui a bien peu servi. En la regardant taper parfois sur son clavier et regarder souvent son téléphone, je ne lui ai rien envié du tout.
Je ne l'ai pas revue, d'ailleurs. Tant mieux : je ne la voulais pas parmi nous. Sûrement beaucoup parce que je sais que je lui ressemble bien plus à elle qu'à lui, au fond, même si je ne suis finalement jamais vraiment chez moi.

12 avril 2011

Plogue éhontée

Une amie que je ne vois plus beaucoup mais dont je me sens plus proche que bien d'autres de mes amis parce que nous avons déjà couru le risque d'ensemble parler de littérature a fait paraître récemment une réaction à ce beau livre de Bernard Émond, Il y a trop d'images.
C'est ici, et ça vaut la peine d'être lu.

Méditations risquées

Je ne me crois pas spirituelle, en tout cas pas au sens où les librairies l'entendent. Je ne crois pas aux clés uniques d'interprétation du vivant. Mais je me découvre peu à peu, en dehors de toutes les écoles philosophiques auquel je suis incapable d'adhérer, une volonté un peu folle de nommer l'invisible indistinct auquel je suis seul capable de croire.
Ainsi, dans un cours d'histoire de l'art que je suis en ce moment avec beaucoup de bonheur, c'est avec une certaine déception que j'ai écouté les élèves critiquer vainement le manque de précision des manifestes futuristes et surréalistes qu'ils découvraient : "Oui, d'accord, mais l'ont-ils fait vraiment ? Mais qu'est-ce que ça veut dire, ils ne parlent pas plastiquement..."
A-t-on vraiment besoin de toujours expliquer ce qui dépasse les mots ? Faut-il vraiment préciser que ces mouvements donnaient surtout une impulsion créatrice, un souffle à des artistes ambitieux qui voulaient donner libre cours à une sensibilité désordonnée que l'histoire n'avait pas encore laissé s'exprimer ? La pauvre professeure tentait de détourner ces questions réductrices du mieux qu'elle pouvait. Au fond, je la comprends de ne pas vouloir s'y frotter : c'est précisément en s'éreintant à expliquer cet inexplicable auquel on croit qu'on peut finir par s'essouffler et par devenir blasé.
Mais dans mes cours comme ailleurs, je continue de m'y risquer avec l'énergie que cet indistinct - ce "vide médian", diraient les taoïstes - fait généreusement circuler en moi.
*
C'est presque toujours quand mon corps est en désordre que ma tête est capable de voir. De vraiment voir. De méditer, tiens, s'il faut appeler ça comme ça, la méditation étant pour moi surtout affaire de regard.
Et parfois, quand mon corps, vibrant de ce désordre, me laisse regarder ce qui circule en lui - c'est les yeux fermés que ça se passe, il va sans dire - il m'arrive de voir même au-delà de lui. Et alors, je deviens quelque chose comme ce "ravin du monde" cher à la pensée chinoise : parce que j'arrête d'être attentive à tout ce qui le dépasse, mon corps, sûr (?) de ce qu'il est, s'ouvre et s'estompe, pour ainsi dire. Et souvent, quand il laisse ainsi surgir et s'exprimer en lui tout ce qui n'est pas lui, c'est ce qu'il y a tout à côté qui se met à l'habiter. Et souvent, ce qu'il y a à côté, c'est le corps de mon amoureux.
Alors mon corps arrête d'être juste ce corps. Il devient quelque chose d'immatériel que je peux voir. Vraiment. Quelque chose qui se déploie comme un voile lumineux, fragile et bienveillant, autour du corps de celui qui éclaire ma vie et me révèle ce que je suis. Et quand ce corps que j'aime est mis en danger, fragilisé, défié - c'est le cas maintenant : mon amoureux est à la croisée des chemins, à une croisée de chemins - je ne deviens, le temps de cette méditation nocturne, presque plus rien d'autre que cette coquille, que cet enveloppement délicat qui espère donner un peu de souffle à un coeur qui en a besoin.
C'est dangereux. Je sais. Je peux me briser à trop vouloir protéger. Je peux même briser ce que je veux protéger. Mais le temps que ça dure, je suis multipliée, ouverte, vivante. Et amoureuse.