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Petite, toute petite, j'avais toujours beaucoup de peine pour les choses. Avec les choses.
Quand ma mère déposait deux biscuits devant moi, j'avais toujours trop de peine pour celui qui allait rester seul, à attendre, pour les manger un après l'autre. Alors je prenais une bouchée de chacun, égales, à tour de rôle. Et je leur expliquais pourquoi. C'était plus juste.
Quand les invités ont ridiculisé cette plante que j'avais faite, vous savez, ces poteries qu'on n'a qu'à arroser pour qu'une plante en sorte - la mienne avait une forme de rhinocéros... assez irrégulière, je l'admets - à la fête de ma voisine d'en haut, ce n'est pas parce que je me sentais insultée, moi, que je suis retournée en bas, à me balancer toute seule en regardant à l'étage d'un air mauvais, mais parce qu'il me semblait totalement injuste de se moquer de cette poterie qui n'était responsable de rien, et surtout pas de son air bizarre. Mais il est vrai qu'enfant, comme Félix, je ne "jou(ais) pas bien".
Quand, à la maternelle, on a ri cruellement de cette peinture de gouache à la main que j'avais faite et qui représentait une maison en feu - le tout ressemblait à un magma rouge informe, il est vrai -, ce n'est pas tellement à ma peine d'être rejetée que je pensais, mais à celle de cette maison, tout inventée soit-elle, qui était si sévèrement jugée par les camarades alors qu'elle brûlait déjà, la pauvre, contre son gré : "les choses arrivent, elles font du bruit et, quelquefois, elles sont encore plus fortes que dans notre tête."
Les choses du monde, et le monde autour, me parlaient sans cesse. De leur douleur, de leur solitude, de ce qui les rendait vivantes. Enfant unique et solitaire, je n'étais jamais seule, avec ces désordres aux alentours qui me contaminaient de leur vibration étrange et enivrante. "Nous ne sommes pas seul(s). (...) Les objets tournent et volent pour nous. Avec eux, et avec notre coeur, nous bâtissons la mémoire." Je restais à l'écoute, alerte.
Quand, beaucoup plus tard, j'ai lu ce livre, cet immense livre, Le bruit des choses vivantes, d'Élise Turcotte, j'étais déjà en chemin vers la littérature. Je m'y étais engagée à cause du rythme qu'elle insérait en moi, à cause du monde qu'elle me donnait à voir, à cause de quelques grands noms, Dostoïevski, Sartre, Céline, qui avaient réussi à dire la peur qui me rongeait mieux que quoi que ce soit auparavant. Je m'y étais engagée sans m'y engager vraiment, en y trouvant parfois de quoi m'occuper l'esprit, parfois le coeur, mais sans y trouver de quoi m'accrocher vraiment, de quoi m'inscrire dans quelque chose de plus grand que moi. Tout ce que je savais, c'était que je voulais sortir de moi. Et que quelques livres me le permettaient, ponctuellement.
Mais ce bruit... Je ne l'avais jamais oublié, non, mais je n'avais jamais su le nommer. Je n'avais jamais su le raconter. Le retrouvant dans la parole de l'autre si exactement, si profondément, comme je le savais là, tout autour, depuis toujours, je me suis trouvée aussi, et j'ai compris : c'est parce que je me retrouve parfois si vivante dans la parole d'autrui qu'il existe quelque chose comme une humanité. J'ai dès lors pu cerner ce qui me semblait flou jusqu'alors : la littérature n'est pas un savoir, ni un art ; c'est une manière d'être au monde.
Une manière qui nous garde à l'affût, sensibles même au silence où toujours "un coeur bat et une voix souffle les événements qu'on ignore." Une manière qui donne au temps une image qui nous apparaît à travers la langue, à travers les mots qui ne disent pas assez bien cet instant de la lecture, moment d'éternité où "notre âme se révèle dans une petite phrase inouïe." Une manière qui nous laisse les yeux grands ouverts sur ce qui vibre, là, sur ce qui se meut même dans l'immobilité apparente d'un sens qui se donne pour figé, sur une humanité changeante, mouvante, dont il faut faire toute l'expérience pour pouvoir dire : "je vis".
J'ai vécu en ce livre, parce qu'en dehors de lui, "(j)e peux parler au téléphone et dire à quelqu'un bonjour, je suis là. Je peux dessiner un mélèze et même découvrir une ville qui n'est sur aucune carte géographique. Mais je ne peux pas montrer le fond de mon coeur". Parce qu'en dehors de lui, j'ai du mal à dire tout ce qui grouille en moi, toute la peur, la fragilité, les larmes qui font ce que je suis. Parce qu'en dehors de lui, "(j)e ferme les yeux, j'avale tout. Le présent, le ciel vide, la nuit qui explose", et je ne dis plus rien.
Proust avait donc dit vrai, lui. "La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature." Parce que l'autre vie, celle de tous les jours, celle où je t'aime et tu m'aimes et c'est impossible, celle où j'essaie de faire comprendre à de jeunes gens que travailler un texte c'est se travailler soi-même, celle qui passe trop vite et qu'on voudrait plus élevante, cette vie-là, la vraie vie, pour plusieurs, je ne la vis pas en dehors de ce que la littérature a fait de moi. Plus : je ne la vis comme je la vis que parce que la littérature a multiplié en moi le sentiment de la vie.
La première fois que j'ai lu ce livre-là, à un moment où j'ai été totalement dépassée, emportée par ce que qui se passait devant mes yeux et que je vivais tout aussi intensément, mon amoureux du moment, compagnon de toujours grâce auquel je suis devenue ce que je suis, mon ami le plus précieux, qui travaillait pourtant à sa musique juste à côté dans notre petit appartement, mon amoureux, donc, est venu me retrouver sur notre divan qui n'en était pas vraiment un. Il n'a rien eu à dire. Il m'a regardée lire, m'a prise par la main. Lui, dans son rythme fou, avait senti que juste là, il se brassait, à cause d'un livre qui ne payait pourtant pas de mine, des choses importantes.
Un jour, bien après, j'ai fait lire ce livre à une amie dont je savais qu'elle allait pouvoir le lire. Vraiment le lire. Et nous nous sommes comprises. L'amitié est une chose vivante elle aussi, qui se transforme et s'oublie, mais cette réunion-là, cette compréhension commune d'une parole qui dit ce qui nous dépasse, ne s'efface pas.
À partir de ce livre-là, j'ai compris qu'en dehors de lui, la littérature pouvait créer quelque chose comme une communauté. À partir de ce livre, j'en ai encore eu la preuve : la littérature est une chose qui garde nos coeurs vivants. Et l'expérience de la littérature n'est pas l'expérience d'un livre, mais d'une vie.
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(Les références sont tirées de l'édition Leméac, p. 153, 138, 61, 146, 123, 109, 41.)