20 mai 2010

Charlie Sheen, mon sauveur

Sur notre petit meuble de cuisine, en ce moment, il y a, bien empilés, les revues Women's Health, Cosomopolitan et Elle Quebec, et le grand livre d'Yvon Rivard, Une idée simple.
Hier soir, alors que nous cherchions quelque chose à la télévision qui ferait consensus, c'est l'émission "Contact" que j'aurais voulu regarder, mais ma colocataire a plutôt choisi une émission de téléréalité sur la mère d'un toxicomane qui voulait le sauver (ou quelque chose du genre).
Ensuite, pendant que mes colocataires et amis regardaient "Say Yes to the Dress" à TLC, je corrigeais des dissertations portant sur Le ciel de Bay City, ou alors je lisais ce chef d'oeuvre d'Yvon Rivard, Une idée simple. Et je trouvais dans sa parole sublime alliant intelligence et légèreté précisément ce qu'il y avait partout dans ma vie : la nécessité répétée de l'insertion de la pensée dans le monde, et l'exigence pour l'intellectuel d'une ouverture à ce que la vie a de plus concret.
Je vais absolument devoir reparler de cet ouvrage grandiose qui place l'intellectuel - celui dont le travail consiste à faire bien plus que mesurer sa distance au monde, mais à chercher sans cesse à la diminuer; ce blogue, dois-je le rappeler, s'appelle "approches de l'idéal" - dans le réel. Mais pour tout de suite, je peux dire que j'aime constater la présence dans mon quotidien de cet éclectisme qui permet un dialogue entre le postapocalyptique et le trivial, entre Peter Handke et Oprah Winfrey.
Je ne dis pas du tout que c'est moi qui, avec Rivard, Handke ou Mavrikakis, ai raison. Bien au contraire. Je dis qu'une chance que là où j'habite il y a "Two and a half man" en toile de fond, parce qu'autrement, j'aurais toutes les chances de m'égarer dans les dédales aussi infinis que futiles d'une pensée ou d'une parole qui ne voudraient rien dire sauf pour moi-même.

15 mai 2010

Aimer le dire, et vice-versa

Amoureuse, je refuse dans un premier temps d'admettre que "l'amour se paie toujours par la perte de la raison, par l'abandon de soi et par la mise sous tutelle qui en résulte." (p. 37) Je refuse tout net que, au dessus de cette béance, mon "regard (soit) vide", qu'il soit, "comme on dit fort justement, éperdu." (p. 36) Je refuse que l'amour me mette forcément "hors du monde." (p. 38) Et mon corps, violé, se cambre durement sous le poids de cette objection.
Parce que c'est d'abord mon corps qui s'oppose à la condamnation sans appel de l'amour que propose ce livre de Süskind que je viens de terminer, Süskind que je ne connais d'ailleurs pas et dont l'oeuvre ne m'a jamais beaucoup intéressée. Mais justement, pourquoi l'avoir lu, sinon pour être ainsi confrontée à ce que je sens monter en moi depuis que je suis perdue par l'amour, à ce que j'observe chez les amoureux autour de moi qui, se croyant pleins, se retirent du monde ?
Aimant, on imagine son regard plein du feu sans cesse renouvelé que l'autre fait naître en soi. Aimant, on porte une parole nouvelle : le monde que cet amour révèle doit être raconté sans cesse, infiniment, parce qu'il éclairera aussi les autres qui n'aiment pas comme on aime et à qui on veut montrer ce que veut vraiment dire aimer; on se fait Borgès, mais romantique. Aimant, on est pédant, adolescent.
Or cette parole nouvelle s'épuise, inévitablement. On ne sait plus quoi dire, comment le dire. Et puis on a peur : si notre besoin de raconter s'essouffle, notre amour s'essouffle-t-il forcément avec lui ? Après la folie de l'ivresse, il y a la peur du silence, parce que même si chacun sait qu'en fait c'est précisément en silence que s'exprime le plus exactement l'amour, ce silence veut forcément dire une absence, une fin.
Pour Süskind, cette folie est pure perte, négative. Pourtant, il me semble que cette ivresse voisine de la foi s'approche dangereusement de l'amour tel que le suppose Eros, patron des amoureux. Amoureux, on s'élève, on crée malgré soi, on aspire sans cesse à renouveler cette parole que l'on sait limitée. Même s'il mène à l'absence et, Süskind l'affirme à tout le moins, à la mort, l'amour est d'abord un principe de multiplication de la vie. Pendant qu'il/elle dure.
Voilà donc, dans un premier temps, ce que j'en ai pensé, de cette réflexion sur l'amour un peu péremptoire qui empeste le vieux garçon frustré.
Mais puisque le temps ne s'arrête jamais, il a bien fallu que je le revisite, mon amour, ma parole d'amoureuse qui se répète et se répète. Que je me rappelle du tout début, où c'est littéralement sous la forme d'une pulsion destructrice qu'elle m'est venue, cette passion. Que je me souvienne que la pensée qu'elle créait en moi était "sans issue : le présent, la peau, l'Autre." (p. 35) Que je ne pensais qu'en apories - "je l'aime de tout mon vide" (p. 97) - et jusque dans la négation de celui que j'aimais, parce que sans cesse "la présence des autres creusait davantage son vide en moi" (p. 76) et, du même souffle, mon absence au monde. Que mon temps d'en-dehors du monde s'articulait autour de coups de téléphone qui me faisaient exister soudainement, comme par surprise, dans un "présent si fort, si haletant, que l'avenir et le passé me sembl(aient) à des années-lumière." (p. 60) Il a bien fallu en somme que je lui donne raison, à Süskind : l'amour naissant est destructeur, et n'a rien de l'idéal qu'on nous vend si souvent. Dans Se perdre, Annie Ernaux m'en faisait du reste la brillante démonstration.
Pourtant, je n'ai pas abdiqué. J'ai cherché des preuves que l'amour est chose vivante, créatrice. Chez Ernaux, il faut bien le dire, ça pullulait. Pour elle, être passionné veut dire "ne rien perdre de la vie pure" (p. 173). Et parce qu'aimer nous place "souvent (...) comme au bout de la vie" (p. 149), "(la) passion bourre l'existence à craquer." (p. 74)
Mais il y en avait chez moi aussi, et peut-être surtout. C'est en effet évidemment parce que je refuse de taire l'amour qui m'habite que je me suis entêtée à trouver une astuce pour continuer d'en parler, même s'il fallait passer pour cela à travers une réflexion qui en propose une critique absolue. N'est-ce pas là la preuve que, bien loin d'être en dehors du monde, l'amoureux joue d'ingéniosité pour s'imposer au monde dans tout ce qu'il a d'infatué, certes, mais aussi de bouillant et d'avide ? N'est-ce pas là la preuve qu'aimer veut dire être en vie ?
Voilà au fond où je voulais en arriver. Süskind et Ernaux m'y ont aidée. Bien malgré eux.
Références
En italique : Patrick Süskind, Sur l'amour et la mort, Paris, Le Livre de Poche, 2006.
En gras : Annie Ernaux, Se perdre, Paris, Gallimard, "Folio", 2006 (2002).

11 mai 2010

Candide ?

J'aime voir ces jeunes amoureux qui se caressent en douce pendant le cours, et j'aime ne pas pouvoir m'empêcher de leur sourire, parce que mon amour aussi est là, en classe, même s'ils ne le voient jamais, sauf peut-être dans une certaine rougeur sur mes joues et dans le sourire bref qui me vient malgré moi.
J'aime voir "Félicitations aux Canadiens!" sur mon autobus le matin, pouvoir ouvrir mes cours avec un commentaire sportif bidon et constater l'engouement d'une ville pour une fois au diapason autour d'un sport qui, s'il est violent, a au moins le mérite de montrer ce que veut dire le dépassement de soi.
J'aime ce printemps froid qui garde l'esprit alerte.
J'aime lire "meilleure prof de français à vie" sur les évaluations de mon enseignement, même si j'aime surtout y lire, béate, "l'analyse que vous faites des livres fait apparaître ce qui était pour nous invisible, ou nous fait apparaître dans les livres".
Parfois, il n'y a tout simplement rien de plus à dire que la certitude que ça ne durera pas longtemps. Hélas.

04 mai 2010

Moi en littérature / Moi en littérature

Plus je "vieillis" - je fais un tel effort pour me tenir jeune (mon image au travail pourrait le confirmer!) et je suis encore si adolescente dans ma manière d'être au monde que "vieillir" est un bien grand mot... - plus je suis incapable de résister à cette tentation tout à fait populaire qui consiste à apprécier se "retrouver" dans les livres qu'on lit.
Dans La petite et le vieux, ce roman d'une collègue, Marie-Renée Lavoie, que je n'ai pas pu m'empêcher de lire même si je ne la connais pas parce que j'avais là la preuve qu'être professeure n'empêchait pas l'écriture, j'ai rencontré la première "Jacinthe" de fiction que je connaisse. J'ai lu un peu; je n'ai croisé jusqu'à maintenant aucune "Jacinthe" en fiction. Or c'est mon nom. Je ne l'aime pas - ce son, "in", m'irrite au plus haut point - mais je n'y peux rien. Malgré moi, la rencontrant là, je n'ai pu contenir mon envie de la comparer à moi. Or qu'y avait-il ? Une catatonique caféïnomane. Une femme silencieuse et triste dont l'ennui face à la médiocrité du monde ne faisait pas le poids face à une surdose d'excitant, "une femme au visage complètement fané dont les yeux sans couleur ne s'accrochaient à rien"*. J'aurais pu être déçue. Il n'en fut rien. Cette Jacinthe réagissait avec plus d'intégrité que moi à la triste réalité que nous constatons toutes deux. Pour la première fois de ma vie, j'ai aimé une autre "Jacinthe".
D'abord, la littérature était pour moi une sortie. De moi, enfin, de mon temps et de mon lieu. J'aimais Dostoïevski, Flaubert, les grands romanciers, Gogol, Céline, Nabokov, Houellebecq. Aujourd'hui, je ne sais même plus ce que veut dire "grand". Je ne sais que chercher une parole qui saurait dire ma petite inadéquation au monde, et ne trouver que bien peu d'intérêt quand je ne la trouve pas. La beauté, l'historicité, ne comptent pour ainsi dire plus dans mon appréciation de la littérature. Aujourd'hui, donc, j'aime surtout entrer en moi par la littérature.
Ce sera sans doute momentané : mon expérience de la lecture m'a trop souvent prouvé qu'il s'agissait chaque fois de redécouvrir de quoi il s'agit. Mais pendant que ça dure, j'ai bien envie d'en profiter. Parce que chaque fois que ça passe, je me surprends à être émerveillée par ce que la littérature peut encore faire sur ma vie. Et puis je cours volontiers le risque; j'y ai tout à gagner.
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J'ai offert en cadeau un livre qui ne m'intéresse aucunement**, que jamais je n'aurais lu, et que pourtant j'ai désormais bien envie de lire. Celui à qui je l'ai offert est pour moi si admirable, si entier et humain, que j'ai beaucoup de peine à n'être pas attirée par cette parole dont je savais bien que dans son cas elle allait viser juste, et dans le mien - je suis, hélas, atrocement snob; vous avais-je dit que j'étais un peu adolescente ? - sembler superflue.
La littérature - quoi qu'en pensent mes étudiants - n'est pas un savoir mort, bien au contraire : sa pertinence se multiplie par l'expérience. Plus : la littérature n'est ni une science ni un art, c'est une communauté. De cela, et surtout toute seule devant mon écran, lisant, pensant et écrivant, je suis de plus en plus sûre.
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*Marie-Renée Lavoie, La petite et le vieux, Montréal, XYZ Éditeur, p. 189.
** Les Dérives de Biz, que vous trouverez dans tous les bons libraires.