19 octobre 2009

Un jeu difficile

Je travaille présentement sur la question de l'ironie en littérature. Lisant ses critiques comme ses défenseurs, je me rends compte plus que jamais que la pratique de la littérature est bel et bien un jeu.
Comme l'acteur qui "joue", le lecteur doit embrasser le texte qu'il souhaite interpréter - ne dit-on pas des comédiens qu'ils sont des interprètes ? - au point de faire apparaître son sous-texte, comme on dit au théâtre, de mettre au jour les enjeux invisibles qui motivent le discours qu'il reçoit. C'est une évidence. Mais il y a tout le reste aussi - le plaisir quasi mystique de l'éclair de compréhension, le mal ou les joies que nous, lecteurs, ressentons avec les personnages auxquels nous nous identifions, notre besoin viscéral du regard de l'autre pour confirmer que nous sommes sur la bonne voie, pour exister, presque, comme composante active du monde de la littérature, les petites mascarades polémiques qu'on joue en sachant bien que ça ne changera ni le monde ni nos vacances des Fêtes - qui rapproche le jeu littéraire du jeu dramatique.
Et comme pour ce dernier, il existe deux écoles de pensées chez les joueurs dont je suis. Il y a ceux qui pensent qu'il n'existe pas de valeur plus grande que l'incertitude, ceux qui pensent que, jouant d'ironie, révélant les mystères de l'expérience humaine, la littérature atteint ses plus hauts sommets. Ceux-là sont dans la distanciation. On ne joue pas en devenant le personnage : ce ne serait plus jouer, disent-ils. À l'opposé, il y a ceux qui, naïfs, croient - oui, "croient", parce qu'il y a là un pari - qu'il existe quelque chose comme un indicible objectif, un savoir positif qu'il est toujours possible de révéler à travers l'exercice de la littérature, mais qui exige de s'engager sans masque envers l'objet étudié. Ceux-là suivent la "méthode" stanislavskienne. Devinez quel est mon camp.
Il n'y a sans doute personne qui a raison, personne qui a tort : tout est affaire de moments. Allons-y pour le bon vieux coefficient d'efficacité, et voyons laquelle de ces postures réussit le mieux à faire parler un texte donné. Soit. Mais tout ce que je demande, c'est que, au contraire de l'interprète de musique qui doit travailler à ce que tout ait l'air facile, au contraire du comédien de qui l'on exige la transparence, le lecteur ait le droit de montrer, au sein même de son travail, combien ce jeu est exigeant, combien la lecture est un exercice périlleux qui engage celui qui le joue jusqu'à changer sa perception du monde et sa manière de l'habiter. Je ne veux pas savoir que X est un érudit brillant qui sait faire des mots d'esprit ; je veux voir, à travers sa lecture, comment il a été transformé par ce livre. À cette condition seulement le livre, et sa lecture, pourront me transformer aussi. À cette condition seulement la littérature voudra dire quelque chose pour moi. On voit bien là où a mené l'ironie comme posture d'autorité : la littérature n'existe pour ainsi dire plus sur la place publique. Ne serait-il pas temps d'essayer autre chose ?
"Lecture, expérience de moi-même", écrivait Peter Handke. Je veux bien jouer le jeu, mais je le jouerai sans masque. Et même si bien sûr le miroir est toujours un peu déformant, j'aurai au moins essayé de me regarder en face.

Aucun commentaire: