12 octobre 2014

Nature morte, ou presque

Ça fait quelques années que j'enseigne la littérature - déjà! je me rappelle, la première fois que mon nom est apparu sur un plan de cours, la joie! - et je peux commencer à noter ce qui reste de fois en fois, ce que je me surprends à redire presque chaque session. Deux constantes se dessinent : les oeuvres que je trouve importantes ont toutes en commun de brouiller les frontières - ou plutôt de rendre compte adéquatement des frontières bien molles - entre le bien et le mal, et, toutes, elles parlent, d'une façon ou d'une autre, du temps qui passe.

Je me demande même s'il est possible d'écrire quoi que ce soit d'un peu valable qui ne parle pas du temps qui passe. Parce qu'au fond, qu'est-ce qui nous importe le plus comme être humain que retrouver malgré le temps qui transforme tout des traces de ce qu'on est sûr d'avoir déjà été, parce qu'on a tellement besoin de pouvoir s'identifier et parce que l'identité n'existe pas sans la mémoire ? Qu'est-ce qui nous importe plus sinon, parfois, l'écart entre ce que nous avons déjà vécu et ce que nous vivons maintenant ? Je ne conçois pas la littérature en dehors de ce qui nous importe le plus comme être humain. Tout le reste n'est qu'érudition glorieuse, et superflue.

Justement, je vis ces temps-ci une expérience enthousiasmante sur ce plan. J'ai dans un de mes groupes une étudiante que j'aime plus que tous les autres et qui ne le saura jamais, une étudiante assez moyenne - mes chouchous à moi sont rarement des premiers de classe - qui me rappelle férocement une autre étudiante, que j'ai eu au début de ma carrière pendant deux ans et qui n'était pas moins moyenne que l'autre, sauf qu'elle me comprenait.

Les étudiants qui nous comprennent vraiment, qui nous regardent avec des yeux curieux et qui font plus que faire ce qu'on attend d'eux, sont plutôt rares, hélas. Mais ils existent. Celle-là n'était pas en arts et lettres, c'était une timide qui parlait peu, mais quand elle est réapparue dans mon cours deux sessions après que je l'aie rencontrée une première fois, elle m'a dit (prenant son courage à deux mains, sûrement) : "Je suis tellement contente de vous retrouver, madame. Les livres que vous faites lire sont tellement… Saint-Denys Garneau, Le Nez qui vogue, c'était juste…" Et à la fin de cette session-là : "Madame, L'attrape-coeurs, Benoît Jutras, c'est juste…" Elle n'a pas pu finir, mais moi non plus je ne finis pas souvent, alors j'ai compris qu'on se comprenait.

Cet automne, je repense presque chaque jour à cette étudiante qui ressemble tellement à une autre que j'ai maintenant et qui me comprend sûrement moins, mais qui est physiquement comme l'autre, et c'est déjà beaucoup. Or cette semaine, surprise : "Madame, je pensais jamais dire ça, mais la poésie, j'aime ça! Comprendre un poème, c'est…" Une autre constante, puisque c'est si bon d'en trouver quelques-unes : j'aime retrouver chez des élèves sensibles cette même difficulté de trouver le langage juste que je dois surmonter chaque jour.

Au fond, j'ai peine à le dire, mais je me demande si on devient prof pour autre chose que pour le plaisir de se retrouver soi-même chez ceux à qui l'on parle. C'est sans doute un peu honteux de le dire, mais je ne pense pas me tromper en pensant que la vanité, c'est quand même beaucoup ce qui nous fait avancer. Tout croche, mais généreusement. Souvent.
http://images.huffingtonpost.com/2011-06-28-Cezanne_Nature_morte_au_crane.jpg



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