Je jouais avec beaucoup d'amis à un sport quelconque dans un parc. Deux incongruités, déjà : beaucoup d'amis alors que je n'en avais aucun, la pratique d'un sport alors que mon petit corps malade ne m'a jamais permis de le faire. À un moment, nous nous mettions tous à voltiger gaiement, à une hauteur encore bien raisonnable, sautant et riant. Mais immanquablement, je finissais par ne plus pouvoir redescendre. J'étais prisonnière de mon envol, et ne cessais de monter, monter, jusqu'à être si haute que plus personne ne me voyait, plus personne ne m'accordait d'importance ; je m'étais volatilisée. J'essayais de toutes mes forces de retrouver le même monde que les autres, de revenir parmi eux, mais peine perdue, c'était dans une angoisse atroce que je finissais par appliquer ce truc que j'avais trouvé pour sortir de mes mauvais rêves : mon personnage fermait les yeux très fort, très longtemps, et je finissais par me réveiller pour de bon, ouvrant les yeux d'un coup sec.
J'ai bien vite compris que ce rêve était à l'image de mon étrangeté au monde. Étrangère aux autres, même en voulant à tout prix être comme eux. Étrangère à moi-même, à ce corps qui ne m'a jamais obéi. Étrangère au monde, ne pouvant pas être incluse dans les lois toutes simples qu'il s'est donné pour fonctionner. Étrangère, et envolée.
Mais ça m'a pris tout ce temps avant de comprendre pourquoi c'était un cauchemar. Maintenant je le sais. Pourquoi, je veux dire. C'est parce qu'il avait la forme du désir.
3 commentaires:
Le désir comme cauchemar. Je tendrais à être d'accord. C'est un peu comme chez René Girard, même si la forme du désir n'est pas nécessairement la même. Là où peut-être vous vous rejoignez: Girard distingue le «désir selon l'autre» du «désir selon soi» (le «désir selon soi», paradoxalement, ne serait déjà plus désir). Le «désir selon l'autre» nous jette toujours en dehors de nous-même. Toujours, à travers lui, nous courons après quelque chose qui nous est extérieur, étranger (cette étrangeté au monde dont tu parles avec raison). Le désir, sous cette forme, est à l'opposé, il me semble, de ce sentiment de vie que tu évoques souvent et qui s'apparenterait à l'expérience de ce que j'appelerais le «temps selon soi», ce temps où, pour une fois, nous ne sommes plus étrangères aux choses qui nous entourent. Qu'est-ce qui déclenche cette expérience? Je ne saurais dire. Mais peut-être ce temps peut-il seulement exister dans son opposition à cet autre temps, qui est justement le «temps selon l'autre» et qui nous projette hors de nous pour, peut-être, mieux nous y ramener. Je ne sais pas. Peut-être.
Ainsi, le "désir selon l'autre" ne se vivrait que sous le régime du "temps selon soi"? Pourquoi pas...
Contre les catégories, même si elles sont utiles ne serait-ce que parce qu'elles nous permettent de les déjouer, ou de les faire jouer, plutôt, j'irais dans le sens de ce que je trouve chez Barthes dans son "Plaisir du texte" : dans l'expérience du désir, en littérature, "ce n'est pas la 'personne' de l'autre qui m'est nécessaire, c'est l'espace : la possibilité d'une dialectique du désir". Entre ce désir de l'autre et ce temps selon soi dont tu parles, il y a sans doute quelque chose qui ressemble à ça.
Il est évident que le désir que met en scène mon récit de rêve bien impur est d'abord cauchemardesque en ce qu'il me donne à vivre la fracture entre deux espaces qui, sous le coup du rêve, se ressentent comme distincts, alors qu'ils n'existent pas l'un sans l'autre. Mais précisément, c'est de là que me venait cette impression de vertige, de mort, même.
Du reste, en littérature comme ailleurs, je suis d'avis qu'il n'existe pas une telle chose qu'un pur "désir selon l'autre". Tu le dis autrement en suggérant que cette "dialectique du désir" prend finalement la forme d'une boucle où, même se faisant pro-jet, le sujet finit immanquablement par revenir sur lui-même.
Mais peu importe. Qu'il soit de "soi" ou de "l'autre", le désir repose sur un sublime qui finit toujours, une fois le vertige terminé, par multiplier en nous le sentiment de la vie. C'est sous le coup du vertige qu'il se fait cauchemar, et m'emporte avec lui.
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