27 juin 2009

Dans l'ombre, une lumière

Ma naïveté repose sur une douleur ; la naïveté repose sur une douleur. Il y a partout la noirceur, en amont, en aval et à plein, et heureusement. Si "nous exigeons la lumière", c'est en tant qu' "obscurité qui fait signe de lumière, un éclairage de l'intelligence, une vision, consciente ou non, qui donne leur vie aux choses."* Parlant de livres et d'art, c'est de nous qu'il parle, le poète, de nous qui nous tenons, en déséquilibre, quelque part entre nos petites fuites et nos grands enthousiasmes. Nous ne sommes pas que de lumière. Mon idéal n'est pas que de lumière. Si je suis vivante, avec les choses autour, c'est de cette vie-là dont j'ai envie. Et heureusement, parce que sinon nous ne nous serions peut-être pas vus. *Journal, "À propos de Beaux arts", p. 133 chez BQ. Image : Rembrandt, Philosophe en méditation, 1632.

21 juin 2009

En petits travaux

L'écriture est une chose grande qui me rappelle ma petitesse.
Pour écrire
ceci, j'ai relu Le bruit des choses vivantes, ce livre si fort qu'il ouvre l'espace que nous tremblons d'habiter encore longtemps après l'avoir ouvert. Pour écrire ceci ou ceci, c'est le quotidien - cette vie qui continue avec la littérature, et en dehors - et d'autres lectures-phares qui ont été les tremplins vers une parole qui pouvait dire quelque chose qui compte, vers une parole se tenant en équilibre, précaire mais fière, quelque part au milieu des contradictions qui fondent l'existence et tissent les liens entre la littérature et la vie. Pour écrire la seule chose que j'aie écrite, au fond, mon mémoire de maîtrise, c'est la poésie d'Hélène Dorion, et la pensée de Peter Handke, qui, même dans les moments où l'écriture devenait un petit travail, une discipline bête qui me prenait à calculer mes "quarts" et mon nombre de pages par jour, me rappelaient la grandeur de quelques mots - le moins de mots possible, presque toujours - et me redonnaient la naïve ambition d'aspirer toujours à plus.
Quand j'écris avec de telles lumières dans ma perspective, quand, les bons jours, c'est mon corps aussi qui écrit, frénétique et emporté par ce qu'il sent de précieux qui s'énonce sous ses yeux, alors, oui, je sens que j'y arrive presque : je fais entrer la littérature dans la vie. Dans la mienne, dans celle qui se trame subrepticement partout autour. Parce qu'écrire, dans ces rares moments, contamine le reste. Exultante en littérature, j'exulte aussi dans le métro, au café, en classe, dans tous ces ailleurs qui acquièrent alors un souffle nouveau. Et c'est un cycle, puisque, on l'aura deviné, c'est aussi ce monde qui fait de la littérature une chose si exaltante.
Mais ces jours-là sont rares. Très rares. Autrement, comme maintenant, je ne sais pas bien sur quoi partir, j'ai beau me lancer, j'achoppe toujours à un point ou à un autre, de non-retour je ne dirais pas puisque j'y reviens malgré moi, mais névralgique, en tout cas, qui enlève à la parole ce qu'il peut y avoir de vital en elle.
Mais le plus grave ce n'est pas ça; nous connaissons tous les aléas de la vie de créateur. Non. Le plus grave, c'est que, les mauvais jours, c'est moi aussi qui perd de mes forces vitales déjà fragiles, ce sont tous ces ailleurs qui deviennent gris, fuyants, petits, c'est le monde même qui, dans l'ombre de quelques lueurs littéraires, se tamise. Et en retour, les livres non plus ne vibrent plus de ce qui fait leur rareté. Je cherche, je cherche, je ne tombe pas sur celui qui - ça arrivera, je le sais, ça finit toujours par arriver - donnera au monde l'épaisseur qu'il lui faut pour que penser, lire et écrire soient nécessaires.
Après avoir écrit quelque chose qui vibre et insuffle au monde une énergie grisante, c'est encore pire. Je suis prisonnière de ma petite parole, de mes petites idées, des petits livres dont il me semble être entourée.
Ces jours-là, l'écriture n'a rien de plus élevant que de remplir des boîtes de biscuits à la chaîne. Elle laisse la même impression de vide, de grisaille.
Elle fournit juste un petit peu plus d'angoisse.
À peine.

13 juin 2009

Parce que j'aime ces choses

Tenez, parce que "la vie n'est pas un safari mais le rêve de cet amour-là", et parce que "la seule chose que nous désirons vraiment, c'est que quelqu'un nous accompagne, que ce quelqu'un soit caché derrière une porte et nous regarde nous défendre, qu'il nous tienne la main pour aller chez le dentiste ou à la rencontre la plus déterminante de notre existence", je ne peux m'empêcher d'ajouter ces quelques beaux passages sur l'amour.
Surtout maintenant. 
"Car c'est maintenant qu'il faut être ensemble. 
Tout à fait ensemble."  
Mais même si c'est maintenant que je voudrais vivre ce rêve, même si "plus tard, nous entrerons peut-être dans un autre rêve et, alors, l'espace s'agrandira dans notre corps", même si comme toujours, "à la fin, nous en sortirons, mais rien ne sera jamais tranquille en dedans", j'aurai au moins goûté ce rêve : "être aimée comme il faut, c'est-à-dire renversée par le désir de l'autre."
Malgré tout, donc, j'ai fait un choix. 
Je l'avais déjà fait, mais ce livre de lumière me l'a mis sous les yeux :
"Je ne serai pas triste. Le temps qui passe ne mettra pas sa main sur un de mes yeux."
(Élise Turcotte, Le bruit des choses vivantes,  Montréal, Leméac, 1991, p. 71, 143, 224, 32, 184.)

12 juin 2009

Venir au monde

Je ne peux pas m'en empêcher. Je vois sur ce blogue d'un confrère étudiant, je crois, à la même école que moi, mais que je ne connais pas, cette question grandiose. J'aurais tellement aimé qu'on me la pose un jour que je m'arroge le droit d'y répondre.
À partir d'une oeuvre dont la lecture a représenté pour vous une belle expérience de littérature, répondre à la question : "Qu'est-ce, pour vous, que l'expérience de la littérature?"
C'est la seule question qui compte, au fond.
Et si on me l'avait posée, voici à peu près ce que j'aurais répondu.
**
Petite, toute petite, j'avais toujours beaucoup de peine pour les choses. Avec les choses.
Quand ma mère déposait deux biscuits devant moi, j'avais toujours trop de peine pour celui qui allait rester seul, à attendre, pour les manger un après l'autre. Alors je prenais une bouchée de chacun, égales, à tour de rôle. Et je leur expliquais pourquoi. C'était plus juste.
Quand les invités ont ridiculisé cette plante que j'avais faite, vous savez, ces poteries qu'on n'a qu'à arroser pour qu'une plante en sorte - la mienne avait une forme de rhinocéros... assez irrégulière, je l'admets - à la fête de ma voisine d'en haut, ce n'est pas parce que je me sentais insultée, moi, que je suis retournée en bas, à me balancer toute seule en regardant à l'étage d'un air mauvais, mais parce qu'il me semblait totalement injuste de se moquer de cette poterie qui n'était responsable de rien, et surtout pas de son air bizarre. Mais il est vrai qu'enfant, comme Félix, je ne "jou(ais) pas bien".
Quand, à la maternelle, on a ri cruellement de cette peinture de gouache à la main que j'avais faite et qui représentait une maison en feu - le tout ressemblait à un magma rouge informe, il est vrai -, ce n'est pas tellement à ma peine d'être rejetée que je pensais, mais à celle de cette maison, tout inventée soit-elle, qui était si sévèrement jugée par les camarades alors qu'elle brûlait déjà, la pauvre, contre son gré : "les choses arrivent, elles font du bruit et, quelquefois, elles sont encore plus fortes que dans notre tête."
Les choses du monde, et le monde autour, me parlaient sans cesse. De leur douleur, de leur solitude, de ce qui les rendait vivantes. Enfant unique et solitaire, je n'étais jamais seule, avec ces désordres aux alentours qui me contaminaient de leur vibration étrange et enivrante. "Nous ne sommes pas seul(s). (...) Les objets tournent et volent pour nous. Avec eux, et avec notre coeur, nous bâtissons la mémoire." Je restais à l'écoute, alerte.
Quand, beaucoup plus tard, j'ai lu ce livre, cet immense livre, Le bruit des choses vivantes, d'Élise Turcotte, j'étais déjà en chemin vers la littérature. Je m'y étais engagée à cause du rythme qu'elle insérait en moi, à cause du monde qu'elle me donnait à voir, à cause de quelques grands noms, Dostoïevski, Sartre, Céline, qui avaient réussi à dire la peur qui me rongeait mieux que quoi que ce soit auparavant. Je m'y étais engagée sans m'y engager vraiment, en y trouvant parfois de quoi m'occuper l'esprit, parfois le coeur, mais sans y trouver de quoi m'accrocher vraiment, de quoi m'inscrire dans quelque chose de plus grand que moi. Tout ce que je savais, c'était que je voulais sortir de moi. Et que quelques livres me le permettaient, ponctuellement.
Mais ce bruit... Je ne l'avais jamais oublié, non, mais je n'avais jamais su le nommer. Je n'avais jamais su le raconter. Le retrouvant dans la parole de l'autre si exactement, si profondément, comme je le savais là, tout autour, depuis toujours, je me suis trouvée aussi, et j'ai compris : c'est parce que je me retrouve parfois si vivante dans la parole d'autrui qu'il existe quelque chose comme une humanité. J'ai dès lors pu cerner ce qui me semblait flou jusqu'alors : la littérature n'est pas un savoir, ni un art ; c'est une manière d'être au monde.
Une manière qui nous garde à l'affût, sensibles même au silence où toujours "un coeur bat et une voix souffle les événements qu'on ignore." Une manière qui donne au temps une image qui nous apparaît à travers la langue, à travers les mots qui ne disent pas assez bien cet instant de la lecture, moment d'éternité où "notre âme se révèle dans une petite phrase inouïe." Une manière qui nous laisse les yeux grands ouverts sur ce qui vibre, là, sur ce qui se meut même dans l'immobilité apparente d'un sens qui se donne pour figé, sur une humanité changeante, mouvante, dont il faut faire toute l'expérience pour pouvoir dire : "je vis".
J'ai vécu en ce livre, parce qu'en dehors de lui, "(j)e peux parler au téléphone et dire à quelqu'un bonjour, je suis là. Je peux dessiner un mélèze et même découvrir une ville qui n'est sur aucune carte géographique. Mais je ne peux pas montrer le fond de mon coeur". Parce qu'en dehors de lui, j'ai du mal à dire tout ce qui grouille en moi, toute la peur, la fragilité, les larmes qui font ce que je suis. Parce qu'en dehors de lui, "(j)e ferme les yeux, j'avale tout. Le présent, le ciel vide, la nuit qui explose", et je ne dis plus rien.
Proust avait donc dit vrai, lui. "La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature." Parce que l'autre vie, celle de tous les jours, celle où je t'aime et tu m'aimes et c'est impossible, celle où j'essaie de faire comprendre à de jeunes gens que travailler un texte c'est se travailler soi-même, celle qui passe trop vite et qu'on voudrait plus élevante, cette vie-là, la vraie vie, pour plusieurs, je ne la vis pas en dehors de ce que la littérature a fait de moi. Plus : je ne la vis comme je la vis que parce que la littérature a multiplié en moi le sentiment de la vie.
La première fois que j'ai lu ce livre-là, à un moment où j'ai été totalement dépassée, emportée par ce que qui se passait devant mes yeux et que je vivais tout aussi intensément, mon amoureux du moment, compagnon de toujours grâce auquel je suis devenue ce que je suis, mon ami le plus précieux, qui travaillait pourtant à sa musique juste à côté dans notre petit appartement, mon amoureux, donc, est venu me retrouver sur notre divan qui n'en était pas vraiment un. Il n'a rien eu à dire. Il m'a regardée lire, m'a prise par la main. Lui, dans son rythme fou, avait senti que juste là, il se brassait, à cause d'un livre qui ne payait pourtant pas de mine, des choses importantes.
Un jour, bien après, j'ai fait lire ce livre à une amie dont je savais qu'elle allait pouvoir le lire. Vraiment le lire. Et nous nous sommes comprises. L'amitié est une chose vivante elle aussi, qui se transforme et s'oublie, mais cette réunion-là, cette compréhension commune d'une parole qui dit ce qui nous dépasse, ne s'efface pas.
À partir de ce livre-là, j'ai compris qu'en dehors de lui, la littérature pouvait créer quelque chose comme une communauté. À partir de ce livre, j'en ai encore eu la preuve : la littérature est une chose qui garde nos coeurs vivants. Et l'expérience de la littérature n'est pas l'expérience d'un livre, mais d'une vie.
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(Les références sont tirées de l'édition Leméac, p. 153, 138, 61, 146, 123, 109, 41.)

07 juin 2009

La soumise

Je ne suis pas une insoumise.
Pourtant, j'ai trouvé beaux ses emportements quand, pour la première fois chez lui, mon père m'a dit : "J'ai toujours eu peur. Tout ce qui se posait devant moi - soirée, trottoir, sourire d'autrui - était beaucoup trop grand pour que je puisse l'affronter. Alors je débordais, à l'intérieur. Je me liquéfiais. Aujourd'hui, enfin, je le vis. Tu m'as permis de faire de ma peur une chose vivante, ma fille." 
C'est quand je me trouve là, dans la parole d'autrui, que je sais que j'existe. Et quand cet homme, que je découvre à peine mais qui pourtant, comme toutes les autres figures d'autorité, a un très fort ascendant sur moi, exulte, ne se limite pas au convenable et fonce droit sur moi, je m'emporte moi aussi. Parce qu'il existe de ces êtres qui iront toujours plus loin qu'on le demande, qui s'élancent sans trop penser à ceux qui, comme moi, ne feront toujours, au fond, que les envier.
Je travaille moi aussi à faire de ma peur un emportement meilleur. Je travaille à ne pas penser toujours le pire, à ne pas me croire, maintenant, tiens, comme celle qu'on a trop facilement bernée pour avoir ce qu'on voulait. Je travaille à croire que ton sourire m'était destiné, et pas à cette lueur que tu te serais créée. Je travaille à espérer qu'il existe une sincérité. Par moments, j'en tire un sentiment de la vie. Sinon, je travaille à en tirer un espoir. Juste ça, un espoir.
Parce qu'espérante, je me rue. C'est l'espoir qui me meut et m'épuise, m'aiguise et m'exalte; c'est dans l'espoir que le frisson peut agir, qui me grise et sans lequel je ne poursuivrais pas sur cette route tumultueuse de la pensée. L'achèvement, l'après ne m'intéressent pas. C'est juste avant qu'elle ne survienne que l'apogée me hisse à ses plus hauts sommets. 
Aujourd'hui, par exemple. C'est à la radio, où on en discutait, que m'est venue cette idée de la soumission. Tout à coup, cette énième copie sur Kafka qu'il me restait encore à corriger n'était plus d'aucun intérêt, si elle en avait déjà été ; j'ai plutôt été transformée à l'idée de penser la soumission. En le faisant, la paresse m'a gagnée, et j'ai choisi de penser que je ne savais pas en parler. Maintenant que c'est fait, c'est confirmé : je préfère être soumise en silence, et juste avant d'en prendre conscience.