16 juin 2015

Encore quelques miracles, de grâce



J’écris ces lignes avec l’ivresse de ceux qui recommencent à boire après de longs mois d’abstinence ou à manger ce chocolat trop longtemps gardé caché au fond du garde-manger. Ça sent la pluie, dehors. Et cette chaleur mouillée sur le point d’éclater sied bien à l’état dans lequel je me trouve, concentrée mais fébrile, naïve, habitée.

Par quoi précisément ? Je ne saurais dire. Mais les mois passés à ne pas écrire sur mon blogue – celui-ci est la continuité de celui-là : http://approchesdelideal.blogspot.ca – ont été longs. Même si ce n’est plus très à la mode, même si je m’y montre rarement, je continue de chérir cet espace où je cherche encore à arrêter le temps pour raviver cette partie de moi qui n’a pas cessé de croire aux miracles.

Parce que les fragments que je propose ici et là depuis toutes ces années (2008, déjà!) sont précisément ça, pour moi : les traces d’un effort toujours renouvelé de continuer de m’émerveiller, de ne pas jouer celle qui lit et qui écrit en n’y croyant plus vraiment. Ce serait faux, bien sûr, mais ce serait facile aussi. L’enseignement est une vocation, et même si je n’ai pas perdu la foi, je dois bien admettre que l’énergie me manque de plus en plus. On dirait que consacrer ce qui en reste à l’écriture de choses plus vastes, plus entières (mon premier roman, Ce qui nous lie , m’a coûté cher, mais ce ne sera je l’espère pas le dernier) m’empêche le plus souvent de m’adonner à l’écriture plus parcellaire, instantanée, du blogue littéraire. Mais ça ne veut pas dire que j’aie envie d’arrêter. Ça veut juste dire que j’attends le moment où je ne peux plus me contenir avant de me confesser.

Ce que je dirai ici prendra en effet la forme du secret. Je murmurerai ces confessions bien maladroitement, parce que chercher à dire le plus intime et, donc, le plus universel tout en embrassant joyeusement le rythme du quotidien est un pari risqué, forcément raté, même, j’oserais penser. Mais je veux encore essayer, parce que je suis obstinée. D’ailleurs les faits du monde continuent de m’y encourager, qui appellent toujours plus de poésie – ce qui veut dire beauté, pour moi – pour compenser leur rêche réalité.

Cette semaine par exemple, après toutes mes corrections, j’ouvre un premier livre choisi depuis longtemps – Figures de compassion, dirigé par Yvon Rivard et Sarah Rocheville – et je commence par la fin, comme souvent. Et je lis vite, avide. Ça me glisse dessus sans trop de fracas puis un miracle arrive, comme seuls les livres m’en fournissent encore parfois.

À quoi ça tient ? Je ne sais pas. Mais le temps ralentit. Les mots sur la page arrêtent de défiler et soudainement j’y suis. Il n’y a plus de page. Dans ce cas-ci, ça s’est passé dans le dernier texte, « Le bon Samaritain ». L’auteure, Mélissa Grégoire, raconte un moment marquant de son enfance, où sa grand-mère l’a exhortée à arrêter de se moquer de son grand-oncle qui lui répugnait parce que comme tous les paumés, celui-là aussi avait son histoire. Quand la petite fille a demandé pourquoi il buvait autant, sa grand-mère a répondu : « Je ne sais pas. Ça n’a pas toujours été comme ça. Quelque chose s’est brisé en lui. Je ne pourrais te dire quoi. Peut-être que c’est à force de vivre seul. (…) Moi, ta grand-mère, je lui dois beaucoup. » Et après toute l’histoire, la narratrice est bien forcée d’avouer qu’elle avait été « idiote » de mépriser ce grand-oncle.

C’est une histoire toute simple racontée sans artifice, mais ça a suffi. Mes yeux se sont remplis d’eau, et j’ai remercié le ciel, l’auteure, les livres et les mots de m’avoir rappelée que je n’étais pas seule. Au fond, mon idéal en est un de communauté. Une communauté silencieuse mais riche, vibrante, où personne ne s’épargne le souci de goûter pleinement son expérience d’humain et, les bons jours, d’essayer d’en rendre compte le plus fidèlement possible.

« Figures de compassion »… Ce livre porte bien son titre, mais tous les livres qui ont compté pour moi pourraient le porter aussi. La littérature, qu’elle soit dans les livres ou sur le web, n’est rien d’autre à mes yeux qu’un espace où l’on cultive la compassion. Et c’est une vertu trop vitale pour que je cesse de m’y consacrer même, ou surtout, les jours où la force me manque.

À bientôt, donc.

Référence : RIVARD, Yvon et Sarah Rocheville (dir.), Figures de compassion, Montréal, Leméac, 2014, p. 147-148.

****** Ce message est disponible ici : approchesdelideal.wordpress.com .

08 juin 2015

Nouvelle adresse

Je n'écris plus très souvent ici, mais je tiens quand même à préserver un espace où je peux, parfois, essayer de réfléchir à certains trucs qui m'importent.

Ce blogue déménage donc à la nouvelle adresse suivante : approchesdelideal.wordpress.com

J'y serai sûrement aussi rare et aussi erratique, mais encore plus avide, souhaitons-le.

À bientôt,
Jacinthe

15 mars 2015

Se ressaisir

Toutes les illusions que nous avons à propos d'une certaine "nature" de ce que nous serions, d'un certain "je suis…", ne sont, tout le monde le sait et je viens de nous le redire, qu'illusions.

À travers le temps et les paroles des autres, nous cherchons à nous conforter dans une sorte de personnage qu'il est rassurant de nous figurer - "gnaaaa, je ne suis pas comme ça, moi, je suis plutôt…" -, mais tous ces instantanés ne captent qu'un moment de notre vie et ne sont jamais à la hauteur du tas de contradictions, d'incohérences et de furies que nous sommes. Parce que la vérité n'est pas comme la fiction : on ne se doit rien, et on va souvent bien au-delà, ou en-deça, de ce que les faits nous commanderaient. Heureusement.  Mais on l'oublie souvent. Et ça peut nuire autant que ça peut aider.

Nous ne sommes jamais qu'une chose. Les écrivains ne sont pas … - toutes ces questions vaines sur ce que sont les écrivains me font bien rire, d'ailleurs, qui cherchent à faire de tous les écrivains des incarnations d'une essence qui les aurait dépassés - et les êtres humains non plus. Mes plus grandes méditations ont en commun de toutes m'avoir confrontée de visu (!) à combien cette construction que j'avais érigée ne valait rien, ne captait rien. Elles me montrent toutes graphiquement - je le vois - combien je suis perméable au monde autour et combien la frontière entre le monde et moi n'est rien au fond, qu'un souffle, une vibration. Cinq minutes de méditation nous le confirment : nous ne sommes jamais à un seul endroit à la fois sauf dans un corps poreux, ouvert et pétri par tout ce qui traîne autour.

Je sais tout ça. Pourtant, quand je ne vais pas bien, quand je suis épuisée, angoissée, fragile, je retourne vite voir ces définitions de moi-même qui m'ont rassurée ou déçue à travers les années.  Pour me prémunir contre la vie, la vraie, que je vis dans ces moments-là comme une attaque, je me donne l'illusion d'une certaine contenance - je suis ceci, cela, j'ai un corps solide qui bouge et qu'on peut voir, juste là - et je n'accepte d'entrer en dialogue avec le monde extérieur - comme si vraiment j'en étais distincte - qu'après m'être longuement préparée. Je me ramasse, je me rapièce, je me conte toutes les histoires que je dois me conter pour alors pouvoir m'imaginer, bien pleine, bien réelle, comme un personnage de bande dessinée que je me serais conçu sur mesure, une silhouette raturée et noire, au bord d'un mur vite crayonné. (Je dois avoir un rempart, même bien tangible, même avérée.)

Et alors, chaque fois, quand je me retrouve devant le monde réel - un groupe, un autobus, mon amoureux -, je suis encore moins solide que je ne l'aurais été si je ne m'étais pas tant préparée. Chaque fois, les assauts, les pics ou juste les mains tendues que la réalité me propose déboitent d'un seul coup le personnage que je m'étais créé, et compliquent d'autant ma capacité à être présente à ce que l'expérience a à me proposer. Cette construction que je m'étais plue à faire exister, je le vois, je le sais, n'est alors rien d'autre qu'un obstacle de plus entre moi et le réel, et se défait sous mes yeux. C'est immatériel, mais visible. Je me défais au lieu de répondre, parce que j'avais mis trop de temps à me construire. Bêtement.

Je me donne bien du mal pour me donner un corps, mais au fond ce corps même ne sait pas être présent au monde sans en être de part en part traversé. Pour apprendre à communiquer, il faut peut-être d'abord renoncer à se sentir debout. Rien n'est tout droit, ou tout mou, qui fait bouger la vie en nous.

Quand je ne vais pas bien je l'oublie et je me dresse, illusoire. Et dans ces moments-là la tentation de créer des personnages est trop vive pour que je ne lui résiste pas. Les personnages qui m'ont habitée le plus longtemps n'étaient pas pleins, pas cohérents, pas uns devant un monde multiple. Ils savaient mieux que moi combien leur solidité était fausse, photographique. Je veux résister à la tentation de faire de mes "personnages" quelque chose comme une silhouette dessinée clairement. Les bons personnages ne sont rien, sauf en brouillon, inachevés.






20 décembre 2014

Répondre, babiller

Je suis toujours mal préparée. 

Le temps qui passe a beau me trouver le plus souvent absente, occupée ailleurs à quelque anticipation du pire ou, plus rarement, fantasme du meilleur, toutes mes précautions sont vaines : je ne sais pas répondre au réel qui m'excède, au réel qui me surprend ou même à celui, plus banal, des jours qui passent, tout simplement.  

Je ne dis donc jamais "non" à une idée - je veux dire pensée, réflexion, opinion - un peu présentable qui m'est suggérée. Et je peux changer d'avis trois fois dans une conversation de cinq minutes. Paresse ? Mollesse ? Un peu, sûrement. Noble souplesse, ouverture ? Les bons jours seulement. J'essaie de me légitimer en prétextant que si je méprise aussi sérieusement les apôtres de l'esprit critique qu'il faudrait enseigner à nos jeunes dès la maternelle, c'est précisément parce que j'ai l'impression que pour com-prendre quelque chose, il faut d'abord lui laisser une chance. Sauf que pour être honnête, le plus souvent, le consentement est juste la façon la plus simple que j'ai trouvée de ne pas avouer qu'au fond, j'avance aveuglément dans une opacité que même mes plus amples mouvements de panique n'arrivent pas à débroussailler. 

Bref, pour le dire moins élégamment, je suis un peu conne. Ou lente, à tout le moins. 

Or ce soir, écoutant un passionnant entretien à propos de la conception de l'enfance de Lyotard *, j'ai presque réussi à me pardonner mes abrutissements. Dans l'euphorie de la découverte, j'ai compris parfaitement ce que Lyotard voulait dire quand il parlait de l'enfance comme d'un régime d'hypersensibilité qui n'a rien à voir avec un temps de la vie mais avec un état. De l'enfance comme d'un débordement pré-humain, électrique, qui ébranle et excède celui qui ne peut pas le maîtriser. Je le comprenais parce que pour moi, c'est pareil : si je ne sais que dire "oui" aux idées nouvelles qui me sont proposées,  c'est parce que je n'ai jamais cessé de faire l'expérience du monde comme un enfant. C'est parce que devant un langage solide qui continue de m'écraser, devant le trop plein d'un sens incommensurable que je veux garder à distance pour ne pas avoir à en faire le deuil, j'opine, faute de mieux. C'est un accord d'avant les mots, le son que fait ma peur pure et dure qui ne s'est pas dissipée avec le temps. Je dis "oui" comme un enfant plie - "d'accord…" - quand on lui ordonne quelque chose. Parce que tout déplacement dans l'équilibre fragile du monde que je sais à peine supporter tel qu'il est met en danger ma vie même, le peu d'énergie que j'ai su me préserver.

Enthousiaste, j'ai pensé pendant tout le chemin de retour à une façon de rendre compte ici de ce petit éclaircissement avec un peu de simplicité. Toutes sortes de phrases ont commencé à s'énoncer dans ma tête - d'habitude c'est bon signe, non ? - et je me sentais lancée. Mais au moment de commencer, pouf !, ça s'était évaporé. Et maintenant, je ne sais plus par quel bout prendre ça, cette affaire-là. Je réécoute l'émission, mais elle m'échappe en grande partie, finalement. Je ne sais plus ce que j'ai bien pu vouloir dire à propos de tout ça, franchement.

Ah, oui, une chose, peut-être : soyez tendres avec ceux qui se taisent. L'hiver mouillé est lourd, autour, et ils ne savent pas lui résister.


* Aux Nouveaux chemins de la connaissance, animés par Adèle Van Reeth sur France culture. Ça se trouve ici : http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-adieu-l’enfance-14-lyotard-l-enfance-n-a-pas-d-age-




10 novembre 2014

Un secret ?

Il m'arrive quelque chose d'étrange, ces jours-ci, quelque chose que je n'aurais pas pu prédire.

À propos de mon livre qui paraît, je savais que j'aurais à départager le "vrai" du "faux" - tout est vrai, bien sûr, même si rien ne s'est passé comme ça… -, je savais que j'aurais à expliquer le rôle ingrat que certaines personnes de mon entourage y jouent, je savais que j'aurais à prévenir les moins lecteurs de mes amis - "Ce n'est pas un livre facile, mais il est honnête!" -, je savais tout ça, donc, mais je ne savais pas que ce qui m'intimiderait le plus, maintenant qu'il est paru, là où je me sentirais le plus dévoilée, ce ne serait pas dans l'histoire qui s'y raconte, mais dans l'épigraphe que j'ai osé lui mettre, à ce premier livre bien imparfait.

Elle renvoie à Hélène Dorion, l'épigraphe. À L'étreinte des vents, plus précisément, ce livre immense qui m'a habitée si longtemps, et dont j'ai parlé ici, notamment. Or Hélène Dorion, c'était mon petit secret, ce qui m'appartenait. Dans ma tête, évidemment. J'ai du mal à croire que des collègues et des membres de ma famille vont maintenant savoir que je me situe du côté de cette parole-là, tellement loin des tendances, tellement en dehors du temps, et pourtant en plein dedans.

Je ne pensais pas me sentir aussi démasquée dès les premiers mots. Je ne mesurais pas combien l'ancrage qu'on choisit de s'avouer contribue à orienter le regard qui nous est porté. Pour moi, même si elle est mon amie Facebook (!), Hélène Dorion est à peine de chair et d'os. Pour moi, Hélène Dorion est du ciel et de l'Idéal, complètement. Jamais je ne me serais donné le droit de m'associer à son aura. Même si ce qu'elle a écrit a informé tout ce que j'ai pensé des notions d'héritage et de filiation qui sont au coeur de mon livre - parce que qu'y a-t-il de plus à ajouter à "Alors, au coeur de la solitude, on est enfin lié" ? - je m'en veux un peu d'avoir osé y référer. C'est un hommage, oui, mais c'est pompeux, un peu, poseur. Et pourtant, je voudrais être si loin d'une pose, en écrivant…

24 octobre 2014

"Ce qui nous lie", peut-être...

J'ai écrit un livre. Il vient d'être publié. 


Et depuis que je sais que ça s'en vient, je me raconte toutes sortes d'histoires comme pour lui donner le droit d'exister. "C'est un premier livre imparfait, évidemment, mais il est honnête. Il essaie quelque chose, au moins. Ce n'est pas un livre qui raconte une histoire, même si ce serait déjà beaucoup. C'est un livre traversé par des pensées partagées. Je l'ai écrit au couteau, comme dirait Annie Ernaux, et j'ai cherché à rester au plus près de l'expérience vécue qui lui a donné sa forme…" Et bien d'autres excuses encore.
Parce qu'au fond c'est tellement bête, penser que notre parole mérite d'être entendue alors que d'autres parlent bien mieux que nous, et bien plus. Même si ça répond à une exigence qui se faisait sentir à chaque instant, ça reste bien prétentieux. Mais voilà. Il est là. Et j'espère qu'il sera lu. 

C'est d'abord une histoire de famille, de filiation, mais on peut aussi y lire une réflexion sur la parole. Sur ce qu’on peut dire, ce qu’on ne peut pas dire, sur ce qu’on pense dire qui nous appartiendrait en propre mais qui en fait s’inscrit toujours dans une lignée, un héritage. 


Je serai au Salon du livre de Montréal le 20 novembre en soirée pour vous en parler davantage. Au plaisir de vous y rencontrer !



On ne peut pas tout dire. Ça, par exemple, je pense bien ne te l'avoir jamais dit, mais il faut commencer quelque part alors pourquoi pas ici : j'ai écrit à mon père toute ma vie. Je garde même toutes les lettres que je continue de lui écrire, et qu'il continue de ne pas lire. Je les relis très rarement, parce qu'il me faut la force des bons jours pour supporter le défilé des petits deuils qui au fond résument ma vie, mais je les garde. Je les garde dans la boîte de mon grand-père - tu sais, la boîte ouvragée, avec les papillons ? - parce que les lettres à mon père inconnu dans la boîte faite par mon grand-père que je n'ai pas connu et qui datent, la boîte, le grand-père et un peu le père aussi, d'une époque que je n'ai pas connue non plus, c'est presque trop parfait. Le mystère de mon histoire tient dans quelques centimètres cubes posés juste là, à côté de moi, et si ça n'a jamais suffi à alléger le mystère, ça a pu donner parfois l'impression que le reste, autour, était un peu plus solide. Plus avéré.

12 octobre 2014

Nature morte, ou presque

Ça fait quelques années que j'enseigne la littérature - déjà! je me rappelle, la première fois que mon nom est apparu sur un plan de cours, la joie! - et je peux commencer à noter ce qui reste de fois en fois, ce que je me surprends à redire presque chaque session. Deux constantes se dessinent : les oeuvres que je trouve importantes ont toutes en commun de brouiller les frontières - ou plutôt de rendre compte adéquatement des frontières bien molles - entre le bien et le mal, et, toutes, elles parlent, d'une façon ou d'une autre, du temps qui passe.

Je me demande même s'il est possible d'écrire quoi que ce soit d'un peu valable qui ne parle pas du temps qui passe. Parce qu'au fond, qu'est-ce qui nous importe le plus comme être humain que retrouver malgré le temps qui transforme tout des traces de ce qu'on est sûr d'avoir déjà été, parce qu'on a tellement besoin de pouvoir s'identifier et parce que l'identité n'existe pas sans la mémoire ? Qu'est-ce qui nous importe plus sinon, parfois, l'écart entre ce que nous avons déjà vécu et ce que nous vivons maintenant ? Je ne conçois pas la littérature en dehors de ce qui nous importe le plus comme être humain. Tout le reste n'est qu'érudition glorieuse, et superflue.

Justement, je vis ces temps-ci une expérience enthousiasmante sur ce plan. J'ai dans un de mes groupes une étudiante que j'aime plus que tous les autres et qui ne le saura jamais, une étudiante assez moyenne - mes chouchous à moi sont rarement des premiers de classe - qui me rappelle férocement une autre étudiante, que j'ai eu au début de ma carrière pendant deux ans et qui n'était pas moins moyenne que l'autre, sauf qu'elle me comprenait.

Les étudiants qui nous comprennent vraiment, qui nous regardent avec des yeux curieux et qui font plus que faire ce qu'on attend d'eux, sont plutôt rares, hélas. Mais ils existent. Celle-là n'était pas en arts et lettres, c'était une timide qui parlait peu, mais quand elle est réapparue dans mon cours deux sessions après que je l'aie rencontrée une première fois, elle m'a dit (prenant son courage à deux mains, sûrement) : "Je suis tellement contente de vous retrouver, madame. Les livres que vous faites lire sont tellement… Saint-Denys Garneau, Le Nez qui vogue, c'était juste…" Et à la fin de cette session-là : "Madame, L'attrape-coeurs, Benoît Jutras, c'est juste…" Elle n'a pas pu finir, mais moi non plus je ne finis pas souvent, alors j'ai compris qu'on se comprenait.

Cet automne, je repense presque chaque jour à cette étudiante qui ressemble tellement à une autre que j'ai maintenant et qui me comprend sûrement moins, mais qui est physiquement comme l'autre, et c'est déjà beaucoup. Or cette semaine, surprise : "Madame, je pensais jamais dire ça, mais la poésie, j'aime ça! Comprendre un poème, c'est…" Une autre constante, puisque c'est si bon d'en trouver quelques-unes : j'aime retrouver chez des élèves sensibles cette même difficulté de trouver le langage juste que je dois surmonter chaque jour.

Au fond, j'ai peine à le dire, mais je me demande si on devient prof pour autre chose que pour le plaisir de se retrouver soi-même chez ceux à qui l'on parle. C'est sans doute un peu honteux de le dire, mais je ne pense pas me tromper en pensant que la vanité, c'est quand même beaucoup ce qui nous fait avancer. Tout croche, mais généreusement. Souvent.
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