À leur identité propre, je veux dire. À leur titre, en somme, qui suffit le plus souvent à les ficher quelque part dans l'histoire de la littérature et dans celle, plus essentielle, de la lectrice que je suis. Parce que les livres comptent seulement s'ils participent à la vie.
Un auteur un peu léger - Charles Dantzig, pour ne pas le nommer - a écrit quelque part qu'un lecteur commence par s'attacher à des personnages, pour ensuite s'intéresser aux livres avant de finalement considérer les auteurs eux-mêmes comme les personnages d'une histoire qui importe plus que ce qu'ils écrivent, et qui devient justement celle de ce lecteur. En d'autres termes, Dantzig a voulu dire qu'une vie de lecteur est un roman qui demande à être toujours réécrit. Et plus j'y pense, plus je suis d'accord.
J'avais 14 ans, c'était l'été et la banlieue, nouvelle, et vide. Tellement vide. Aujourd'hui pour moi le vide n'existe plus, tout est plein et mouvant, mais à cet âge-là le néant était pressant qui demandait à être rempli bien vite. Il fallait l'occuper comme le temps, et je garde des souvenirs précieux de ces étés de banlieue passés à lire au soleil les livres de la bibliothèque dont j'avais hérité à 12 ans, et que j'avais commencé à lire un peu trop hâtivement. C'était des livres vieillots, poussiéreux, Mauriac, Malraux, Montherlant, des choses un peu usées que je ne lis plus, qui ne se lisaient déjà plus.
Je les ai pourtant dévorées. À la fin d'une bonne journée je ne pouvais pas résumer ce qui était passé sous mes yeux, qui m'avait pour l'essentiel échappé, mais ma langueur et la persistance des couleurs du soleil sur ma peau prouvaient bel et bien que pendant toutes ces heures - une certaine durée - un livre m'avait permis d'exister.
De cette époque je garde le rythme, frénétique, et l'aura, mystique, de mes lectures d'été.
Les lectures d'été sont fondatrices parce qu'elles sont inutiles, je ne suis pas la première à le dire. Je les aborde avec une certaine légèreté, mais je n'oublie pas qu'elles concentrent au fond l'essence même de ce qui m'a fait entrer en littérature : l'impression d'être trop peu, trop tard ou trop tôt, pour savoir me tenir dans le trop-plein du monde. Ainsi même en vacances - j'ai oublié de le dire mais je suis en vacances, et mon été ressemble à votre printemps -, même dans ce temps-là, qui est beaucoup moins vide qu'on ne le croit, je trouve rarement meilleur compagnon qu'un auteur qui donnera une couleur au temps que je passe, parce qu'il faut bien le passer.
Aujourd'hui sous le soleil j'ai renoué avec la lecture d'été. J'ai lu un roman, récent, populaire même et déjà enseigné par les collègues, un roman dont je ne me souviendrai plus dans deux jours et qui en tire justement sa valeur de trésor. Je ne retiendrai rien de ce que son auteur a voulu dire, mais je n'oublierai jamais comment cet auteur et son rythme m'ont habitée pendant cette journée. Je n'oublierai jamais la couleur de cette lecture, qui restera attachée à l'été, à cet été, celui-là précisément, et au balcon qui l'a supportée.
Cet auteur, Nicolas Dickner, fait désormais partie de mon histoire. À la suite d'autres auteurs, symboles des étapes de mon passage dans ce corps-ci - Dostoïevski, Céline, et à l'autre bout Virginia Woolf, Peter Handke, par exemple, des phares dont je serais bien en mal de devoir présenter des oeuvres précises mais dont je peux précisément cartographier les changements qu'ils ont imposés à ma route - il devient un repère, un point déterminé sur l'espèce d'onde que j'imagine pour rendre compte de ma vie.
C'est parce que je mesure à quel point les auteurs valent plus que leurs livres que je suis forcée d'admettre, au risque de la contradiction, qu'au fond, pour moi, les livres sont bien peu de choses même si je continue de leur consacrer ma vie. Et que les vacances, pour moi, c'est toujours un peu ça, la réitération de la valeur du peu, et du gratuit.
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