19 décembre 2008

Temps de la relecture, temps de la connaissance

C'est pendant les éclairs de compréhension, ceux qui passent par le corps et qui font tressaillir, que depuis toujours je sens grandir le plus vivement l'humanité en moi. J'ai donc su très tôt que ce serait dans une salle de classe que je vivrais beaucoup de mes grands moments. Et, que je sois d'un côté ou de l'autre de la classe, cette intuition continue de se vérifier.
Toutefois, s'il est vrai que, en toute logique, les vacances finissaient par me lasser, je les voyais toujours venir avec beaucoup d'enthousiasme : j'allais pouvoir lire. Je me souviens encore de certains moments, très précis d'ailleurs, où Sade et sa fortuna confrontaient la socialiste que j'étais déjà pendant que je prenais le soleil dans le cour arrière de la maison familiale. Je me rappelle tout aussi nettement l'angoisse (mêlée, il est vrai, d'incompréhension) ressentie à la lecture de Crime et châtiment entre deux repas des Fêtes, ou le mystère qui auréolait les Poèmes d'Anne Hébert que je découvrais en équilibre sur un matelas pneumatique. 
Je me souviens surtout, cependant, de ma lecture frénétique du Voyage au bout de la nuit dans un hiver froid qui ne faisait qu'accroître le malaise dont mon corps était victime. En écho à la maladie, cet hiver-là, il y a eu la triste lumière célinienne. À vrai dire, cette lecture était déjà une relecture, au moins partielle, puisque j'en avais lu des extraits dans le cours de français que je venais de terminer au cégep. Ce livre s'est donc d'emblée installé en moi sous le coup de la relecture. Et depuis, je ne cesse de le redécouvrir, dans le temps arrêté des vacances d'hiver, et, même en cette sixième relecture, j'en suis tout aussi chamboulée. Et un peu malgré lui.
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Le cliché voulant qu'on ne connaisse un livre qu'en le relisant n'a pas tout faux, mais ne dit pas tout non plus. Plutôt que "on ne connaît un livre qu'en le relisant", il faudrait plutôt dire "on ne se connaît soi-même qu'en relisant". 
Relire Céline, c'est me souvenir de la peur qui m'a longtemps habitée, qui n'est pas totalement partie mais que je commence à savoir sublimer, et qui a trouvé, très violemment, j'oserais dire, un écho dans la lâcheté de Bardamu. C'est me souvenir de ce moment où, lisant dans l'autobus, je me suis dit, et je l'entends encore, "au fond, les histoires, qu'est-ce qu'on s'en fout". C'est me rappeler du choix du murmure qui s'est imposé précisément pendant une lecture du Voyage. C'est, plus paradoxalement, ne pas oublier ce qui m'a poussée à choisir, plus tard, et puisqu'il fallait choisir, la poésie. 
C'est en effet pendant une de mes lectures de ce roman si proprement romanesque, à en croire la grande idée de René Girard, que j'ai choisi la poésie. Ce n'est que contre l'emportement de cette narration cassante que les maximes céliniennes - parce qu'il ne faut pas se leurrer, il se la joue, et lourdement, moraliste - peuvent avoir tout leur poids. Il y a des perles - "la nuit, plus épaisse encore sous les arbres, et puis derrière la nuit toutes les complicités du silence" (p. 127) ou encore "Chacun possède ses raisons pour s'évader de sa misère intime et chacun de nous pour y parvenir emprunte aux circonstances quelque ingénieux chemin" (p. 421) - qui n'illumineraient pas tant cette noirceur si elles ne forçaient un certain ralentissement. Il faut être génial pour imposer ces lenteurs soudaines, ces retenues momentanées à un lecteur emporté dans un récit si fulgurant, si essoufflant. Et c'est dans ce contraste que j'ai pu tracer mon chemin, celui de la lenteur. 
Au-delà de la fascinante actualité de ce roman pré-mondialisation dont le héros souffre de ce qu'on appellerait aujourd'hui le stress post-traumatique (!) - et d'ailleurs il n'est pas du tout certain que ce "post" soit à propos, ni même envisageable, nous dirait-il sans doute - c'est le retour à ce que j'étais à chaque lecture qui me fait penser, ces jours-ci. Car si le temps de la lecture est une sortie - de soi, de son lieu, de son temps; c'est la lecture comme voyage de Michel de Certeau -, celui de la relecture, plus circulaire peut-être, est celui du retour. 
Et on aura beau dire, si la littérature nous fait sortir de nous-même, ce n'est que pour mieux nous y ramener. Et si, depuis quelques années déjà, le mot "vacances" ne veut plus rien dire pour moi, je continue de profiter de ce temps de l'entre-deux propre aux Fêtes hivernales pour me souvenir de ça, de ce que continue de m'apporter la littérature : une meilleure compréhension de l'humanité en moi. Et, petit-à-petit, une plus grande aptitude au pardon.
(Les citations sont tirées de l'édition de 1962 dans le Livre de Poche.)

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