À travers le temps et les paroles des autres, nous cherchons à nous conforter dans une sorte de personnage qu'il est rassurant de nous figurer - "gnaaaa, je ne suis pas comme ça, moi, je suis plutôt…" -, mais tous ces instantanés ne captent qu'un moment de notre vie et ne sont jamais à la hauteur du tas de contradictions, d'incohérences et de furies que nous sommes. Parce que la vérité n'est pas comme la fiction : on ne se doit rien, et on va souvent bien au-delà, ou en-deça, de ce que les faits nous commanderaient. Heureusement. Mais on l'oublie souvent. Et ça peut nuire autant que ça peut aider.
Nous ne sommes jamais qu'une chose. Les écrivains ne sont pas … - toutes ces questions vaines sur ce que sont les écrivains me font bien rire, d'ailleurs, qui cherchent à faire de tous les écrivains des incarnations d'une essence qui les aurait dépassés - et les êtres humains non plus. Mes plus grandes méditations ont en commun de toutes m'avoir confrontée de visu (!) à combien cette construction que j'avais érigée ne valait rien, ne captait rien. Elles me montrent toutes graphiquement - je le vois - combien je suis perméable au monde autour et combien la frontière entre le monde et moi n'est rien au fond, qu'un souffle, une vibration. Cinq minutes de méditation nous le confirment : nous ne sommes jamais à un seul endroit à la fois sauf dans un corps poreux, ouvert et pétri par tout ce qui traîne autour.
Je sais tout ça. Pourtant, quand je ne vais pas bien, quand je suis épuisée, angoissée, fragile, je retourne vite voir ces définitions de moi-même qui m'ont rassurée ou déçue à travers les années. Pour me prémunir contre la vie, la vraie, que je vis dans ces moments-là comme une attaque, je me donne l'illusion d'une certaine contenance - je suis ceci, cela, j'ai un corps solide qui bouge et qu'on peut voir, juste là - et je n'accepte d'entrer en dialogue avec le monde extérieur - comme si vraiment j'en étais distincte - qu'après m'être longuement préparée. Je me ramasse, je me rapièce, je me conte toutes les histoires que je dois me conter pour alors pouvoir m'imaginer, bien pleine, bien réelle, comme un personnage de bande dessinée que je me serais conçu sur mesure, une silhouette raturée et noire, au bord d'un mur vite crayonné. (Je dois avoir un rempart, même bien tangible, même avérée.)
Et alors, chaque fois, quand je me retrouve devant le monde réel - un groupe, un autobus, mon amoureux -, je suis encore moins solide que je ne l'aurais été si je ne m'étais pas tant préparée. Chaque fois, les assauts, les pics ou juste les mains tendues que la réalité me propose déboitent d'un seul coup le personnage que je m'étais créé, et compliquent d'autant ma capacité à être présente à ce que l'expérience a à me proposer. Cette construction que je m'étais plue à faire exister, je le vois, je le sais, n'est alors rien d'autre qu'un obstacle de plus entre moi et le réel, et se défait sous mes yeux. C'est immatériel, mais visible. Je me défais au lieu de répondre, parce que j'avais mis trop de temps à me construire. Bêtement.
Je me donne bien du mal pour me donner un corps, mais au fond ce corps même ne sait pas être présent au monde sans en être de part en part traversé. Pour apprendre à communiquer, il faut peut-être d'abord renoncer à se sentir debout. Rien n'est tout droit, ou tout mou, qui fait bouger la vie en nous.
Quand je ne vais pas bien je l'oublie et je me dresse, illusoire. Et dans ces moments-là la tentation de créer des personnages est trop vive pour que je ne lui résiste pas. Les personnages qui m'ont habitée le plus longtemps n'étaient pas pleins, pas cohérents, pas uns devant un monde multiple. Ils savaient mieux que moi combien leur solidité était fausse, photographique. Je veux résister à la tentation de faire de mes "personnages" quelque chose comme une silhouette dessinée clairement. Les bons personnages ne sont rien, sauf en brouillon, inachevés.