24 juillet 2014

Empathie, compassion, roman : une danse au milieu des autres

Penser, parler et sentir ne vont pas l'un sans l'autre, et le troisième terme, celui du corps, ne mérite pas moins d'attention que les deux premiers. 

Bien sûr, c'est un peu pour ça que j'ai choisi la littérature "contre" la philosophie. Dépassée par mon inaction devant les événements de la vie qui suivait son cours - tous les jours je me sentais comme une épave échouée au bord de la mer tempétueuse qu'elle n'avait pas la force d'affronter -, je lisais des romans compulsivement pour vivre des vies que jamais je ne saurais choisir, pour ressentir ce torrent qui devenait plus vivable du fait qu'il ne m'appartenait pas en propre. Je comprends peu à peu que rien ne nous appartient, jamais, mais j'y ai mis du temps. 

Aujourd'hui je constate que, courant davantage le risque de la vie, je lis de moins en moins de fiction. *
Marie Madelaine lisant, de Rogier van der Weyden. Source :  http://biblioweb.hypotheses.org/tag/peinture
Par exemple, depuis je ne sais plus bien quand, l'empathie est au fondement de mon existence, de mon enseignement, de ma réflexion. J'enseigne la littérature précisément de cette façon, comme un apprentissage de l'empathie qui rend notre vie plus pleine. Je suis une amie empathique avant toute chose : je me mets littéralement à la place de l'autre, et je pleure, ou je ris, avec lui. (En amour, c'est l'exception : je ne saurais pas m'aimer moi-même.) Or depuis que je m'exerce peu à peu à une certaine présence, je commence à sentir la différence entre empathie et compassion, et je saisis mieux les potentialités transformatrices de la seconde devant la première.

Prise dans l'empathie, je ne peux rien élucider : je suis débordée. Et pour moi, l'expérience de l'empathie a beaucoup à voir avec la lecture de romans. Incapable devant ma propre vie, je me lançais tout entière dans celle des autres. L'empathie, telle que je me sais l'avoir vécue en tout cas, occupe tout l'espace. Généreuse, elle est n'en est pas moins rigide, et peut vite essouffler, épuiser. La compassion est plus souple. Elle me laisse de l'espace pour être devant ce fait qui m'interpelle et ne pas m'oublier devant lui. Elle me laisse même assez d'énergie pour agir. Alors que, empathique, je ne savais qu'être débordée - totale, mais à côté -, compatissante, je sens, et j'agis. Le monde a besoin de beaucoup de compassion, mais je ne sais pas si beaucoup d'empathie le mènerait bien loin. (C'est particulièrement utile de le comprendre ces jours-ci. Alors que l'état du monde m'aurait, avant, affligée, j'y puise aujourd'hui une certaine force d'agir. - Et, disant cela, je me rends bien compte qu'il n'y a pas d'hier et d'aujourd'hui, pas de moi dans le monde. Tout est fait de ces ondes avec lesquelles j'apprends peu à peu à danser, mais je ne sais pas encore parler de ce mouvement fondamental. Alors, pour le moment, faisons comme si des choses statiques existaient. Comme si.)

Méditer c'est, pour moi, l'apprentissage de l'adaptabilité. Je comprends de plus en plus, mais petit à petit et bien imparfaitement, qu'il faut savoir goûter les entre-deux, les états transitifs où je suis un peu moi et un peu l'autre aussi, qui me fait face. Même si ma lecture est d'abord, et depuis toujours, informée par ce que je suis, je ne sais pas encore lire un roman dans cet entre-deux. J'ai été une lectrice empathique, et je suis certaine que ça a fait de moi une meilleure lectrice.  Je pense qu'apprendre à lire la fiction de façon compatissante fera de moi une meilleure lectrice encore, et un meilleur être humain. Parce que l'un va beaucoup avec l'autre. 

*

Je goûte chaque jour la chance que j'ai d'avoir ainsi un peu - si peu! dans ma tête au moins! - choisi les fondements de ma vie. Même si ma vie n'est rien, et ses fondements non plus, je me sens mouvante. Et ce mouvement est la preuve même que je suis en vie. Poreuse, avec tout le reste. 




02 juillet 2014

Cinq minutes, pour voir

Dans les cinq dernières minutes, j'ai beaucoup changé. Si on porte un peu attention, cinq minutes passées à regarder autour, et dedans aussi, peuvent constituer une aventure qui est loin d'être anodine.

J'apprends à créer de l'espace. Je crois que mon chemin au fond se résume à ça : apprendre à créer de l'espace pour que les rencontres de ma vie - un coin de rue, un sourire mystérieux sur le visage de mon amoureux, une douleur nouvelle... tout est rencontre et amplifie la vie - ne soient jamais anodines.

Je me donne le droit d'être émue à la simple vue du livre Le bonheur excessif de Pierre Vadeboncoeur parce que j'ai encore un peu peur que les intellectuels négligent le bonheur, et transforment moins profondément le monde qu'ils ne pourraient le faire s'ils passaient un peu plus par le coeur aussi. Et je me donne le droit d'en retarder la lecture par peur d'être déçue.

Je me donne le droit de poser des questions intimes et naïves aux vieux amis que je n'ai pas vus depuis longtemps parce que j'ai fini de faire semblant que rien n'importe vraiment.

Je me donne le droit d'avoir une réponse banale mais honnête - "Aucune" - à une question fatale comme "Pour quelle cause serais-tu prête à mourir?" J'apprends à aimer mes réponses croches aux questions fatales que je ne me suis jamais posées franchement.

Et je me donne le droit de prendre congé parfois de cette présence-là. Je n'ai pas une énergie vitale suffisante pour maintenir à chaque instant cette disponibilité à ce qui arrive, mais, dans les cinq dernières minutes, j'ai littéralement vu le monde comme cette toile infiniment changeante où rien n'est indifférent à rien.

Selon Einstein, une des décisions les plus importantes dans la vie d'un homme est celle de déterminer s'il conçoit l'univers comme un allié ou comme un ennemi. Je commence à pouvoir me prononcer, mais c'est très bien si je change d'idée d'ici les cinq prochaines minutes, parce qu'au moins comme ça je suis certaine de ne jamais m'ennuyer.