17 juin 2014

Sous les draps, au bord du gouffre

The Hearthquake at Lisbon in 1755, Pearson (1887)
Source : http://nisee.berkeley.edu/lisbon/ 


"Quand la vie d'un être tremble, ce sont toutes les vies des gens qui l'aiment qui tremblent aussi." (Martine Batanian, Clinique, p. 107)

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Dans ma famille, nous sommes quelques-uns à souffrir de ce qu'on appelle les "tremblements essentiels". Mais même si, quand je verse quelque chose ou quand je manipule de petits objets, cette espèce de frisson continuel mène à toutes sortes maladresses, ça me gêne rarement. Les gens autour de moi en sont cependant assez frappés pour me le faire remarquer, surtout les premières fois qu'ils en sont témoins, étonnés.

Comme bien d'autres petits et grands maux qui m'affligent, je ne déteste pas cet aspect de moi. Je ne voudrais pas me sentir en dehors du mouvement des choses; mon corps, comme tout ce qui est, n'est jamais immobile. Ses inélégances traduisent plutôt bien mon sentiment devant le monde : un déséquilibre involontaire mais, le plus souvent, joyeux.

Je veux être de ceux qui bougent. Heureusement, je me connais encore trop peu pour savoir ce qui vraiment m'importe, mais de ça je suis sûre : je vois ma vie comme un chemin, une quête vers plus, c'est-à-dire vers moins. En anglais, on traduit parfois "méditer" par "to sit still".  C'est une expression intéressante si l'on considère que les moments de méditation les plus extatiques - ils sont rares, mais on s'en souvient d'autant plus qu'ils passent - sont précisément ceux où l'on se sent le plus perméable aux vagues et aux couleurs changeantes de tout ce qui informe le présent. Au bout du compte, ce qui se montre immobile grouille toujours sous les draps. C'est héréditaire, et c'est universel.

Le seul problème véritable que je perçois lié à ce tremblement concerne ma parole. Je n'ai pas encore l'enracinement nécessaire à la pratique d'une parole juste. Mes mots tremblent avec le reste et, sauf pour parler des idées des autres et encore, je ne sais pas m'exprimer clairement, sereinement. Mon discours est une tempête. Il montre au grand jour la force des vents qui me poussent vers des gouffres sublimes et ordinaires à chaque instant.

Or j'aimerais pouvoir dire ce qui compte calmement. Dans les moments de grande intensité où devant moi quelqu'un d'aussi bancal que moi essaie de ne pas nous faire trébucher, j'aimerais savoir ne pas faillir, ancrée, mais je ne suis pas rendue là. Rien ne dit que je m'y rendrai un jour, mais je marche, et je continue d'avancer, maladroite. J'espère pouvoir penser, quelque part en route, avoir vraiment "fait la paix entre moi et le monde grâce à ceux qui (auront pu) me regarder pleurer." (p. 74)

Mais d'ici là, si on veut me trouver, il faut chercher du côté de ce qui faillit.

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Ce sont quelques-unes des pensées qui me sont venues suite à la lecture de Clinique de Martine Batanian, un petit roman bien plein sur la famille et la fracture, qu'on finit, on l'oublie, par savoir habiter.

Référence : Martine Batanian, Clinique, Montréal, Marchand de feuilles, 2014, 126 pages.



04 juin 2014

Fille de joie! (Quelques réflexions sur la lecture et l'humilité)

"On n'est jamais seul quand on a les livres", entend-on souvent. Comme si les livres étaient vivants! Comme si les livres pouvaient mieux que la télévision ou le cinéma nous aider à passer le temps qui passe tranquillement!

Quelqu'un qui ne lit pas peut ne pas comprendre à quel point ils ont raison, ces lecteurs-là, parce qu'il n'a pas encore vécu par lui-même combien la durée de la lecture, l'imagination et l'empathie qu'elle met à profit animent le monde bien plus activement que des images qu'on nous impose. Mais il suffit d'avoir lu un peu pour ne plus sourire que tendrement à l'écoute de ces affirmations romantiques. Parce que bien vite on sait que chaque livre est associé à un temps de la vie - notre vie - qu'il a contribué à colorer et auquel il donne un sens chaque fois que nous y repensons. Je ne suis pas la première à le dire, et du reste je me répète : la lecture fait de nous des êtres humains plus pleins, donc plus ouverts, plus empathiques.

Ainsi, d'un côté, certaines périodes de nos vies se trouvent presque résumées par les livres qui les ont ponctuées. De l'autre, certains auteurs nous révèlent à nous-mêmes nos propres chemins parce qu'à travers les (re)lectures qu'on en a faites, on leur a laissé le temps de s'installer dans notre temps. Pour moi, Hélène Dorion et Élise Turcotte sont de ceux-là.

Ce sont deux auteures assez éloignées l'une de l'autre que l'on peut pourtant aisément associer. Dorion est, de plus en plus, du côté de la lumière, de l'accueil, du paysage ouvert. Bien avancée sur son chemin vers l'Éveil, elle est très près de ce moment où l'on "re-voit la montagne", troisième temps d'un parcours qui est celui de tous sur le chemin de la perception et de la connaissance, à en croire Qing Deng, qu'elle cite dans son récent récit, Recommencements (p. 167) :

Voir la montagne 
Ne plus voir la montagne
Re-voir la montagne.

Elle se place désormais au coeur même d'un monde qu'elle ne peut plus regarder à distance et qui ne la place plus dans la faille ou dans l'intervalle - ce moment où l'on ne voit plus la montagne - qu'elle a, au début de son oeuvre, beaucoup habités. Élise Turcotte, quant à elle, continue de penser tout ce qui nous unit, mais cela semble se faire de plus en plus douloureusement. Elle continue de chercher "à créer une sorte d'alliance entre pensée et paysage" (Autobiographie de l'esprit, p. 99), mais elle se situe de plus en plus, on dirait, dans l'ombre. C'est dans l'écart et dans la différence qu'elle parvient à peser combien les liens qui nous unissent sont lourds à penser. Pour le moment, selon ses derniers écrits, elle n'est pas tout à fait avec la montagne, mais quelque part ailleurs, dans un monde qu'elle a recréé où des montagnes s'efforcent d'exister.

Ces deux voies à elles seules, et dans leurs oppositions mêmes, expriment bien mieux que moi l'endroit où je me situe dans ma propre vie.

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Ce début d'été, comme bien d'autres qui l'ont précédé, m'est assez difficile. L'année de travail m'use de plus en plus, et le début des "vacances" mesure toujours comme à ma place le poids de tout ce qui continue de ne pas aller.

Sauf que cette année, j'ai fait presque chaque jour, au moins quelques minutes, l'effort de ne pas tourner le regard d'abord sur moi mais sur le reste, aux alentours. Au lieu d'être à l'affût de ce qui se trame à l'intérieur, qui grouille toujours et retarde laborieusement les tempêtes à venir, je me suis efforcée de ne pas marcher sans avoir conscience que je marchais, de ne pas attendre sans attendre, bref, de ne pas me trouver quelque part tout en étant ailleurs. C'est la "présence attentive", si vous voulez, mais sans les rituels qui peuvent parfois l'encombrer.

Or ces quelques minutes ont suffi à porter des fruits insoupçonnés. Je m'en trouve armée d'une force que je n'aurais jamais envisagée : celle de savoir déceler presque partout, dans le gris des coins de rues où les autobus savent se faire attendre autant que dans mon salon où il serait facile de ne plus voir la magie qui continue pourtant de l'habiter, la beauté qui réside dans le mouvement minuscule et continue de la vie. Celle de savoir malgré tout comment faire pour éveiller en moi une certaine disposition à la joie.

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Contrairement à ce que certains continuent d'affirmer, le bouddhisme ne croit absolument pas que le bonheur est inaccessible. Au contraire : il postule avant toute chose que chacun de nous a la possibilité de devenir un bouddha, un être bienheureux atteignant ce Nirvana où l'ego ne joue plus ses mauvais tours et où l'unicité du monde se révèle tout entière. S'il est vrai que le bouddhisme souligne souvent à travers ses éclectiques porte-paroles combien les plaisirs - éphémères, ils sont des sources d'insatisfactions et de malheurs nombreux - sont à distinguer du bonheur, il n'élimine pas pour autant la possibilité même de ce dernier, qui est en fait l'ultime étape du sentier qu'il nous invite à emprunter.

Comme chacun sait, même s'ils ont souvent du mal à en montrer une version un peu incarnée, les philosophes non plus n'ont pas écarté cette question du bonheur, depuis l'Antiquité bien sûr et jusqu'à Clément Rosset, qui a montré combien la joie - sa joie à lui est un effort  plus marqué que le bonheur des bouddhistes, mais son résultat est le même - est la seule à savoir illuminer le monde de façon aussi déraisonnable que sensée.

La vie est la vérité, pour peu qu'on exerce son regard à déceler partout les particules fines qui donnent son impulsion au visible, beaucoup moins immobile et beaucoup plus uni qu'on voudrait le croire.

Au fond, encore une fois, ce que je veux dire se résume à ceci : les livres que je lis continuent de m'aider à vivre parce qu'ils continuent de me montrer que je ne suis pas seule. Si je porte attention, "Tout, dans l'éphémère (…) danse avec moi." (Dorion, p. 207)

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J'espère bien ne jamais errer si fort que j'en viendrais à croire que je sais penser par moi-même, et pour cette raison même je dois identifier ceux qui contribuent à me faire penser. Quelques sources d'inspiration, donc :

Hélène Dorion, Recommencements, Montréal, Éditions Druide, coll. "Reliefs", 2014, 219 pages.
Élise Turcotte, Autobiographie de l'esprit, Montréal, La Mèche, coll. "L'ouvroir", 2013, 230 pages.
Chögyam Trungpa, Pratique de la voie tibétaine : Au-delà du matérialisme spirituel, Paris, Éditions du Seuil, "Points - Sagesses", 1976, 258 pages.

Et Spinoza.
Et Clément Rosset. (Si vous ne le connaissez pas, il faut lire La force majeure. C'est brillant.)
Et, pour son sourire, le Dalaï-Lama.