19 décembre 2012

Kit de survie pour professeur émotif

Je viens de terminer, en même temps que la session, un (autre) livre que j'aurais voulu écrire : Aimer, enseigner, de Yvon Rivard.

Parce qu'enseigner la littérature au collégial, c'est être sans arrêt divisé. Entre réfléchir à voix haute - les plus grands bonheurs d'enseignement -, être compris par le plus grand nombre, l'orienter vers la réussite et plaire à ceux dont on a décidé qu'ils comptent (soyons honnêtes, c'est comme ça que ça se passe), les pôles sont multiples qui écartèlent et épuisent. Il est donc bon de retrouver ponctuellement les repères qui, sans s'effacer totalement de notre esprit, semblent pâlir en cours de route.

Au nombre desquels figure celui-ci, le plus important de tous peut-être : "Pour bien voir, il faut regarder ailleurs." (p. 149) J'espère que mes élèves ont compris ça. J'espère qu'ils pensent, pendant que je m'exalte, pendant que je m'essouffle devant eux, à tout ce qui déborde de ce que je dis. J'espère qu'ils arrêtent de m'écouter pour penser combien c'est précieux, ce qui se passe devant eux, quelqu'un qui s'emporte et trouve à chaque séance l'énergie de se dépenser pour leur montrer quelque chose qu'ils n'écouteront pas.

J'espère qu'ils dépassent à chaque minute la platitude de ce que je leur avance, qui est tellement en-deça de ce qu'il importe qu'ils retiennent. Parce qu'au fond, "qu'est-ce qu'enseigner, aimer, sinon s'appliquer à ne rien faire d'autre que laisser le monde et les mots, les êtres et les choses surprendre et élargir le regard et la pensée?" (p. 171)

J'espère en effet surtout que je sais leur montrer que je n'importe pas. Que je compte moins que toutes les volontés que peux réussir à faire naître en eux. J'espère - et je devine - qu'ils ressentent avec moi, après chaque cours, combien je suis inapte. Combien je ne serai "jamais à la hauteur de (mon) désir de connaissance et d'expression." (p. 111)

Même si j'essaie sans arrêt d'être proche d'eux, je me garde une distance. C'est un jeu. Je ne serai jamais vraiment proche d'eux. J'ai toujours pressenti qu'il en valait mieux ainsi. Et si j'ai besoin d'eux pour continuer de me guider, pour continuer de trouver ma place dans la cité - parce que comme Rivard, j'ai "besoin de partager avec des élèves ce que je (reçois) de la littérature parce que je ne (peux) supporter seul(e) une telle expérience" (p. 10) -, je me sens toujours un peu rassurée de constater qu'en fin de compte, aucun d'entre eux n'a vraiment réussi à me toucher, comme à l'escrime, autant que je leur ai laissé supposer qu'il était possible de le faire.

La distance entre un professeur de littérature et ses élèves est vitale. Yvon Rivard a pris deux centaines de pages pour me le rappeler, mais la fin de session me l'avait déjà signalé. Parfois, la notion de seuil est aussi une question de santé mentale.

* Les citations en gras proviennent de Rivard, Aimer, enseigner, Montréal, Boréal, Collection Liberté grande, 2012, 203 p.