23 février 2009

Mal à l'école : une trace

Ce qui persiste et que je ne peux combattre : le langage. La trace de la distance qu'on a posé entre le monde et moi : l'incapacité de langage. L'impossibilité de communiquer. Pas même un silence, juste un murmure indistinct, un "charbovary" qui, cet après-midi encore, était si plein de tout ce qu'il voulait dire qu'il n'a attiré que soupçons et, peut-être, médisances. 
Mais je me console. Tant que je ne saurai pas la parole, tant qu'elle ne me sera pas facile, je la penserai pour ce qu'elle est : plus grande que moi.

19 février 2009

Mal à l'école

Un petit garçon est disparu, victime d'intimidation à l'école, fuyant ses agresseurs. Je ne peux rester de glace devant un si sombre événement, moi qui ai été très longtemps victime de cette violence sourde et venimeuse qui tenaille les tripes et ronge les réserves vitales, et moi qui continue de voir des traces de ce phénomène même au niveau où j'enseigne, où les rapports de forces se font peut-être plus subtils, mais non moins cruels.
Cette violence ne peut être minimisée. Quiconque l'a vécue sait combien elle marque au fer chaud, modifiant pour toujours notre rapport au réel, qui se vit après elle dans la peur et la honte. Une peur, une honte prenantes et opaques qui brouillent le regard, poussent aux pires mensonges voire à la perte de soi-même au nom de cette acceptation fugace et feinte qui, à cet âge, apparaît comme de l'amitié. 
Je ne saurai jamais dire combien la solitude et le mépris des autres ont violé mon enfance, et continuent de hanter mon rapport aux autres. Mais il y a Benoit Jutras qui l'a très bien dit.
De retour chez moi hier après-midi, j'ai découvert ma petite voisine les yeux rouges de larmes, assise en Indien sur mon balcon. En me voyant l'approcher, elle fixa le sol. Frais et verts dans le blond de ses cheveux, partout, des chardons. De minuscules croûtes de sans auburn constellaient le dessus et l'arrière de son scalp. Probablement les crétins de sixième dont elle m'avait parlé. Je respirai un grand coup et m'agenouillai devant elle; ses deux poings étaient soudés l'un sur l'autre, blottis dans les fleurs de sa robe. Lentement, elle décrispa sa poigne, et leva la tête vers moi : la maîtresse a dit que je m'habituerais. Sa voix était légère, irréelle, presque autant que cette paire de ciseaux en plastique rose qu'elle me tendait à la main, à la manière d'une dague.
Contre la fraîcheur et la verdure, contre la pure blondeur, la dureté des chardons. Contre les fleurs de la robe, une rage crispée dans des poings impuissants. Contre l'absurdité du geste, une foi aveugle dans l'autorité. Pour guérir la plaie, un risible plastique rose. Et pour que ça ne recommence plus, le goût de la mort comme solution. 
Heureusement, en déséquilibre au milieu de tout ça, il y a la poésie. Tout ce que je souhaite à David Fortin, c'est qu'il trouve la sienne, quelque part.
(Benoit Jutras, Nous serons sans voix, Montréal, Les Herbes rouges, 2002, p. 33.)

11 février 2009

Lire : se penser aimant.

J'ai vécu, ces jours-ci, une expérience de lecture confrontante.  
Moi qui d'ordinaire dénigre vertement la psychologie populaire parce qu'elle se pose comme vérité et ne nous fait pas sortir de nous, cette sortie étant selon moi conditionnelle à l'intellection d'un phénomène, j'ai lu avec grande attention les Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes, lesquels s'inscrivent dans la préparation de mon sujet de doctorat. S'il ne s'agit évidemment pas du tout de psychologie populaire (tant s'en faut !), les événements récents survenus dans ma vie ont très fortement teinté ma lecture et en ont précisément fait une lecture collée sur moi. Ce qui n'a pas manqué de m'irriter. Heureusement.
Des allées-venues entre l'idée et l'expérience sont toujours souhaitables et s'insinuent immanquablement dans tout phénomène de réception. Mais l'expérience lointaine ou espérée, imprécise en tout cas, à laquelle on réfère le plus souvent lorsqu'on est confronté à une oeuvre et celle, concrète et, j'ai envie de dire, menue qui hantait malgré moi mes pensées pendant cette lecture sont deux référents incomparables. Lisant, je ne veux pas savoir que j'existe si bassement. Je veux l'oublier, plutôt. Et c'était impossible ici.
Comment lire dans ces conditions ? Il était, pour moi du moins, illusoire d'espérer me sortir d'un dialogue insignifiant allant d'un honteux "Ah ! C'est comme moi !" à un plus habituel "Oui, on l'observe notamment dans tel ou tel roman, et maintenant que j'y pense...". Comme si effectivement, pensant l'amour, "je ne (pouvais) prétendre bien penser". (p. 71) Comme si l'amour était un non-lieu du savoir où il est impossible de penser en dehors de soi. 
Et j'y reviens. Mais je ne le souhaite pas ! Alors je m'élance encore, naïvement. Une solution qui vient facilement : penser l'autre. Penser ce rapport à l'autre dont je sais pourtant bien qu'il n'existe pas en dehors de mon rapport à l'autre : ""Je n'arrive pas à te connaître" veut dire : "je ne saurai jamais ce que tu penses vraiment de moi."" (p. 161) Et c'est ça exactement qui motive toute réflexion éthique, cette volonté de savoir penser comment tu pourrais me penser. N'y jamais parvenir ne fait que contribuer à l'affaire, puisque tu te trouves défini précisément par cette volonté idiote et incessante que j'ai de comprendre ce que tu crées en moi, moi qui suis seule à rester toujours et toi qui "est en état de perpétuel départ". (p. 19) Étrangement, si je ne vois plus rien de toi en moi, c'est moi qui ai l'impression de ne plus exister. Donc je cherche.
Il y a peut-être le temps.  Il y a peut-être un souvenir que je cherche à raviver pour retrouver, ou simuler, un mouvement de vie qui, je le sens, me déserte. Un souvenir de la légèreté de la rencontre, de son irradiation (p. 234), ou alors, plus probablement, "un souvenir du temps lui-même et seulement du temps" (p. 257), et alors je sors de moi enfin et je pense ce temps que tous ont connu et continuent de se rappeler par à-coups, temps fixé dans un passé vibrant qui éclaire les choses d'une lumière vivifiante : l'enchantement de la naissance d'un amour. Mais c'est que j'oublie que cette mémoire n'est pas une perspective de pensée mais une perspective de pathos, une mémoire du sentiment et non de l'idée, une mémoire que je ne veux pas habiter. (Parce que je sais que tu ne l'habites pas. Je le redoute - ce qui, dans le discours amoureux, où le moindre soupçon, le fait le plus anodin sont des signes oppressants, revient à "savoir" - et le sens. Si au moins tu souffrais, je saurais que tu existes ! (p. 69) Notre histoire pourrait mourir et moi, revivre ! Au lieu de ça, ton silence m'annule et je ne trouve plus de langage pour y répondre.)
Comment, donc, penser l'amour sans me penser aimant ? Vaste question, vieille comme le monde. Peut-être que dans la fin d'un amour, on ne souhaite plus que ça, se repenser aimant, se projeter aimant, recommencer ? Peut-être que sans cette force-là, "(u)ne chape d'irréel" (p. 103) tombe sur le monde, nous en retire et nous brouille avec elle ? Peut-être que nous ne souhaitons que la réapparition de la vérité inébranlable d'un "je-t-aime" de nouveau formulé ? (p. 176)
Si lire au plus près de ce soi-là veut dire ouvrir l'avenir à la possibilité de ce ravissement, alors cette lecture-là n'aura pas été vaine.
(Toutes les références sont tirées de l'édition en Tel quel de 1977.)

05 février 2009

Un don

Au travail, un rituel : le vendredi, lire pour les autres un extrait de ce qui nous habite pour le moment, qui nous inspire ou nous exalte. Aujourd'hui, pour la première fois, j'ai participé. Et c'est Handke, évidemment, que j'ai donné à lire. L'Histoire du crayon.
Et j'ai voulu tout bien. J'ai voulu le présenter, expliquer ce qu'il peut dire, pour nous qui sommes chaque jour confrontés à une indifférence généralisée quant à la chose littéraire, suggérer ce qui résonne dans l'ouvert vers lequel chaque pensée est tendue, montrer l'exigence et la nécessité au fondement de cette parole qui se montre en train de se faire. 
Puis je l'ai lu. Et je m'en suis voulu. De n'avoir pas mesuré, lové au creux de ce moment banal et ritualisé qu'est la lecture aux collègues, le sens en acte du don de la lecture qui était, lui aussi, en train de se faire. D'avoir péremptoirement pensé pouvoir ajouter quelque chose à ce don qui devait s'offrir sans attente. D'avoir agi naïvement, comme amoureuse de cette parole qui n'est pas la mienne, de m'être "transporté(e) tout enti(ère)"* dans cette offrande dont j'aurais dû m'éclipser bien plus tôt. 
Un don gâché est-il un don ? Je n'ai en tout cas pas su donner Handke. Mais peut-être était-ce illusoire. Parce que soudain ce n'est plus grave : il reste moi, ici, "qui jure fidélité aux étoiles et au bruit du vent".** Et ça suffit.
* Roland Barthes, "La dédicace" dans Fragments d'un discours amoureux, Paris, Seuil, "Tel quel", p. 89.
** Peter Handke, L'Histoire du crayon, Paris, Gallimard, 1987, p. 255.